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“Giacometti / Sade” Cruels objets du désir
à l’Institut Giacometti, Paris

du 21 novembre 2019 au 9 février 2020 (prolongée jusqu'au 16 février 2020)



www.fondation-giacometti.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 20 novembre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Alberto Giacometti, Esquisse de femme et homme brandissant une épée, c. 1951. Crayon sur page de cahier. Fondation Giacometti, Paris. © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, Paris + ADAGP, Paris) 2019.
2/  Alberto Giacometti, Boule suspendue, 1930-1931. Plâtre, 60,6 x 35,6 x 36,1 cm. Fondation Giacometti, Paris. © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti, Paris + ADAGP, Paris) 2019.
3/  Man Ray, Femme portant l’Objet désagréable d’Alberto Giacometti, 1931. Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris / Fondation Giacometti, Paris. © Man Ray Trust et ADAGP, Paris 2019.

 


2867_Sade audio
Interview de Christian Alandete, directeur artistique de l’Institut Giacometti et co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 20 novembre 2019, durée 12'31". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Elles sont belles ces petites pages de carnets à carreaux, grisées, jaunies par le temps jusqu'à une teinte indéfinissable, une histoire sordide sortie d'un roman de Simenon. Sur ce papier bon marché la main est libre de faire surgir d'un crayon furieux des mots et des silhouettes. Dans cette intimité le désir se libère, un désir de vie et de mort. L'amour et le meurtre griffonnés vite vite, une pulsion soudaine saisie, empoignée dans une étreinte passionnée et violente.

Ainsi, une femme impudique est crucifiée par son plaisir ; un homme étrangle une femme dans une agonie troublante, le cou offert, s'abandonnant dans une pâmoison orgasmique. Et nous, voyeurs de ce crime abominable, sentons, fascinés, monter en nous cet immoral désir que Sade écrivait si bien.

Des études de jeunesse: un Saint Sébastien supplicié, Judith et Holopherne, des flagellations bibliques, Giacometti a observé la cruauté. Il l'intègre comme composante essentielle d'un érotisme surréaliste.

Du croquis à la masse du bronze, du mouvement à l'immobilité, le silence se fait. Des corps longilignes assis debout sont prisonniers de cages. La chair-viande se confronte comme chez Bacon à la fine géométrie. La ligne de métal droite, tendue comme un fil, finit à force de contrainte par intégrer le corps comme un squelette extérieur. Mais cette tension risquant à tout moment de tout rompre est une menace perpétuelle. L'édifice de chair et de métal, cyborg métaphysique désirant tente la vie et ses complications au péril de son effondrement. Un bras est emprisonné dans une machinerie de manivelles et de poulies, pris comme un animal dans un piège absurde, un de ces pièges cruels qui ne font que se resserrer à chaque tentative de s'en libérer.

Une femme égorgée se contorsionne comme une araignée, se débattant dans les crocs ouverts et acérés d'une plante carnivore. Egorgée, égorgeuse, proie, chasseur, elle semble changer de rôle à chaque instant. Bourreau et victime se fondent l'un dans l'autre d'un commun accord puisqu'ils sont complémentaires. L'Homme et la Femme sont réduits à une longue pointe menaçant une forme zigzagante, accueillant et fuyant de la même courbe. Le couple-mouvement synthétisé en attaque et esquive voit son corps ne plus être, abandonnant l'espace au mouvement, au désir, aux dangers de l'attraction.

La cruauté n'est pas tant chez Giacometti une violence directe, physique que la torture de la frustration. La catapulte de fil de fer prête à envoyer son projectile déflorer une 'fleur en danger' est légèrement désaxée et manquera sa cible. Un vide-poche contient deux formes convexes et concaves qui semblent complémentaires mais ne se correspondent pas. Leur accouplement est impossible, le désir est condamné à la cruauté douce d'un enfer d'éternelle frustration. De même, l'objet désagréable est un imposant phallus plein de promesses, à un petit détail près... Le sadisme réside dans cette frontière si ténue entre l'agréable et le désagréable, entre l'espoir du plaisir et la menace de l'inconfort ou de la douleur.

Sur une photographie, une femme porte cet objet désagréable comme on désire et un amant. Une ombre glisse sur son front, une inquiétude, un effroi qui ne dit pas encore son nom. L'objet du désir porte nos cruautés et nous les offre comme un cadeau, nous propose de les vivre, de les subir avec un troublant délice.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaires : Christian Alandete et Serena Bucalo-Mussely



Cette exposition et l’ouvrage qui l’accompagne - co-édité par la Fondation Giacometti, Paris et FAGE éditions - proposent une relecture de l’oeuvre surréaliste d’Alberto Giacometti à la lumière de D.A.F. de Sade.

Dans les années 1930, Giacometti réalise des « objets à fonctionnement symbolique » d’un érotisme violent qui trouvent leur pendant dans les écrits de Sade. Alors que Giacometti rallie, pour un temps, le mouvement surréaliste, l’époque est à la réhabilitation du divin Marquis et de ses écrits sulfureux.

Formé à la représentation d’après nature, Giacometti privilégie désormais une vision subversive du réel nourrie par l’inconscient et le rêve. Le nom de Sade, « le plus moderne et dépouillé » revient à plusieurs moments dans les carnets de l’artiste, tiraillé entre la représentation de fantasmes, souvent violents, et le désir de la représentation du réel.

L’exposition présente plus d’une quarantaine d’oeuvres de Giacometti (sculptures, dessins).

En contrepoint est présentée une vidéo de l’artiste contemporaine Estefania Peñafiel Loaiza qui revisite le film surréaliste Un Chien andalou (1929) de Buñuel et Dalí.






Parcours de l’exposition :

En 1933, Alberto Giacometti écrit à André Breton : « Hier lu Sade qui me passionne beaucoup ». Dans les années 1930, il réalise des « objets à fonctionnement symbolique » d’un érotisme violent, similaire à celui des écrits de D.A.F. de Sade. L’époque est à la réhabilitation du divin Marquis, modèle de liberté et de modernité pour les artistes et les écrivains. Le philosophe libertin fascine Giacometti et ses amis, parmi lesquels Georges Bataille, André Masson, Luis Buñuel, Salvador Dalí. Cette exposition évoque pour la première fois l’influence des écrits sadiens dans son oeuvre et dans ses textes. Elle réunit une grande partie des oeuvres surréalistes réalisées entre 1929 et 1934, des photographies d’oeuvres disparues et de nombreux carnets de dessins inédits.

Dessins et Documents
Bien avant de découvrir Sade, le jeune Giacometti dessine des copies d’après des sujets religieux représentant des scènes de violence. A partir de 1929, ses sculptures et ses textes se rapprochent de l’univers sadien. Giacometti a rejoint les membres du cercle surréaliste qui ont contribué à la redécouverte de Sade, d’abord les dissident réunis autour de Bataille, puis le groupe orthodoxe de Breton. Ces artistes ont placé l’imaginaire, les fantasmes et le rêve au coeur de leur programme artistique. Le nom de Sade revient à plusieurs reprises dans ses carnets de l’époque, dans lesquels l’artiste dessine des sculptures à forte charge érotique, schématisant des organes sexuels ou représentant des scènes de voyeurisme ou de prostitution.

L’affaire Rose Keller
L’affaire d’Arcueil est le point de départ de la mythification du marquis en criminel. Sade est accusé d’avoir tailladé le corps de Rose Keller, une prostituée qu’il engage pour ses séances de libertinage. L’écrivain Maurice Heine est l’un des premiers à réévaluer l’importance du mythe en publiant, en 1933, les minutes du procès dans la revue Annales de médecine légale. Peut-on trouver un écho « sadien » dans la relation de Giacometti au corps de ses sculptures ? L’artiste fait usage des canifs de manière singulière, traçant des sillons sur le corps et le visage pour en accentuer les traits, creusant les yeux, scarifiant la représentation de ses modèles.

Violence sexuelle : défloration, viol, meurtre
L’évocation de la relation sexuelle apparaît dans de nombreuses oeuvres entre 1929 et 1933. Le corps y est représenté de manière allusive par un détail organique ou sous une forme à la fois animale et végétale. L’artiste représente la tension d’une sexualité envisagée comme un combat entre les deux sexes. Giacometti a abandonné la sculpture naturaliste au profit d’une représentation symbolique évoquant la pénétration, le viol et parfois le meurtre, point ultime du plaisir sadien, dans laquelle il s’agit de libérer les pulsions sexuelles en faisant coïncider le plaisir et la mort.

Objets Mobiles et Muets
En 1931, Giacometti réunit sous le titre « Objets mobiles et muets » une série d’oeuvres équivoques qui se rapprochent des images à double sens et de l’humour noir des surréalistes. Par leur caractère instable et menaçant ces oeuvres dégagent une violence physique et psychique. Ces sculptures prennent la forme d’objets frôlant l’abstraction, tout en suggérant un rapport avec le corps. Ces oeuvres manipulables évoquent des instruments de plaisir sadiques provoquant une « émotion violente et indéfinissable, en rapport sans doute avec des désirs sexuels inconscients ». (Maurice Nadeau)

Pulsion scopique
Ces objets surréalistes génèrent souvent un sentiment de frustration, annonçant un danger imminent qui finalement n’aura pas lieu, comme pour acter l’écart entre le fantasme et la réalité. La métaphore de l’oeil apparaît dans plusieurs de ces oeuvres évoquant la possibilité d’une incision ou d’une pénétration. Celles-ci se rapprochent de l’utilisation érotique et sadique de l’oeil par Buñuel, Dalí et Bataille. Giacometti semble évoquer la pulsion scopique que Freud avait définie comme le plaisir de posséder l’autre par le regard. L’artiste ménage un espace poétique mettant en scène un véritable théâtre de la cruauté.

Projet pour une sculpture surréaliste
Dans les croquis de Giacometti apparaissent aussi des scènes de torture, dans lesquelles ses personnages sont enfermés dans des cages ou des carcans. L’artiste projette en 1934 une sculpture composée d’une tête en plâtre posée sur un des meubles de son atelier. L’oeuvre utilise ce meuble pour contraindre le corps de la condamnée. Les jambes/cônes sont prises en étau, écartées entre les parois transformées en machine de torture et de rétention.






Extrait du catalogue - Giacometti, Lecteur de Sade par Christian Alandete

« Hier lu Sade qui me passionne beaucoup et je veux continuer, c’est à-peu-près tout à côté de beaucoup de petites choses durant quelques instants et qui s’abolissent l’une l’autre. » Alberto Giacometti, accablé par la perte de son père, décédé en juin 1933, traverse une phase dépressive, que seule la lecture des auteurs fétiches des surréalistes vient atténuer. Il se plonge alors dans l’oeuvre de Sade, sur les conseils d’André Breton, avec qui il entretient alors une importante correspondance.
(…)
Quand Giacometti rejoint le groupe des surréalistes en 1929, Sade est omniprésent dans les débats qui animent les membres, et les différentes interprétations de ses écrits font en partie l’objet de leurs dissensions. L’auteur sulfureux est sorti de l’enfer des bibliothèques depuis 1909 avec la publication par Guillaume Apollinaire de L’oeuvre du Marquis de Sade, une première anthologie de textes, encore incomplète, mais dont la préface vantait déjà l’incroyable modernité. Cette réhabilitation trouve un écho sans précédent auprès des surréalistes, l’érotisme et la violence étant au coeur du programme imaginé par Breton. Dans son premier Manifeste, celui-ci suggérait en effet de laisser s’exprimer ses pulsions « en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale », et c’est bien contre la morale de son époque que Sade avait oeuvré en affranchissant ses personnages de toute moralité vertueuse. Paul Eluard est l’un des premiers à prendre parti pour Sade, dans La Révolution surréaliste, en réponse à un article négatif de Maurice Talmeyr paru dans Le Figaro : « Il n’est pas étonnant que tous les hypocrites commentateurs du divin Marquis aient toujours négligé la haute signification des oeuvres de celui-ci pour ne s’attarder qu’à sa légende qui révolte leur parfaite médiocrité et leur sert de facile prétexte pour défendre leur morale sans cesse outragée ». Les travaux de Maurice Heine, qui publie les minutes des procès de Sade et exhume ses premiers manuscrits, contribuent largement à ramener Sade du côté des écrivains en le dissociant du monstre que le siècle précédent avait façonné en transformant son nom en pathologie. Il rend justice à Sade en publiant régulièrement textes et documents dans Le Surréalisme au service de la révolution sous le titre « Actualité de Sade ». Si la modernité de Sade fait l’unanimité, il fait aussi débat au sein même du groupe surréaliste. Breton et Bataille règlent leurs comptes par manifestes interposés sur le cadavre du marquis ; Bataille réfute la lecture surréaliste qu’en a fait Breton, l’accusant de « poétiser » Sade quand lui voudrait le rendre à plus de réalité. C’est d’ailleurs par une « étude graphologique » du Marquis de Sade que la revue Documents (que Bataille, Leiris, Georges-Henri Rivière et Carl Einstein viennent de créer), propose de le sortir de l’idolâtrie pour ramener l’auteur du côté des hommes.

Avant même sa participation au surréalisme, la rencontre de Giacometti avec André Masson a encouragé son intérêt pour Sade. Les oeuvres que Masson a présentées à la galerie Simon de Daniel-Henry Kahnweiler (dirigée par Louise Leiris) ont particulièrement attiré l’attention de Giacometti qui en informe ses parents : « C’est le plus fort des jeunes peintres pour moi, et il est très très amical ». Masson est l’aîné de Giacometti de quelques années et déjà bien installé dans le milieu artistique. Il s’est donné pour mission d’aider son jeune ami et lui fait rencontrer son cercle proche dont, notamment, Georges Bataille. Masson s’est déjà fait une place auprès des surréalistes en transposant le principe de l’écriture automatique imaginée par Breton dans des dessins automatiques. Cet automatisme lui permet de sonder l’inconscient dans un mouvement naturel de l’inspiration, dénuée de tout interdit. Ses dessins montrent des scènes de violences, de massacres, d’enlèvement, de viol et de dévoration. Organisées autour de la pulsion de mort, des scènes de sexe ramènent l’homme à ses instincts premiers et à sa sauvagerie naturelle. C’est dans l’atelier de Masson, rue Blomet, que les dissidents du surréalisme ont commencé à se réunir autour de Georges Bataille dont le peintre a illustré deux ouvrages particulièrement sadiens : L’Anus Solaire et Histoire de l’oeil. Giacometti trouve ses premiers soutiens et noue des amitiés durables au sein de ce groupe où se retrouvent Michel Leiris, Joan Miró, Robert Desnos et Raymond Queneau. La revue Documents offre au jeune artiste un premier article particulièrement élogieux sur son travail tout en le confrontant aux goûts singuliers de ses nouveaux amis pour l’abject et l’informe.

La fascination des artistes pour la représentation de l’horreur et l’érotisme qui peut s’en dégager n’est pas nouvelle. Goya, Géricault et Callot, que Giacometti admire, ont tous représenté des scènes d’une rare violence, empruntant souvent aux sujets religieux leurs motifs où l’horreur le dispute à une forme d’érotisme. Giacometti s’interroge d’ailleurs à propos de Callot : « pourquoi, dans ses sujets religieux, représente-t-il surtout des flagellations, des crucifixions et le martyre des saints sous toutes ses formes ; des vierges auxquelles on arrache les seins à coups de tenaille jusqu’au saint qu’on écrase avec une espèce de pressoir, qui est peut-être une invention même de Callot ? ». Bien avant de découvrir Sade, le jeune Giacometti a reproduit des tableaux de scènes religieuses violentes. A l’âge de 12 ou 13 ans il dessine une copie d’un saint Sébastien, le corps bardé de flèches. Quelques années plus tard, au tournant des années 1920, il représente Salomé portant la tête de saint Jean-Baptiste, puis en 1922, une copie de la Lapidation de Saint Etienne. Pour autant les oeuvres de ces premières années ne laissent guère imaginer le tournant que va prendre son travail, à partir de 1929, au contact de ses amis surréalistes et de Masson dont l’intérêt pour les représentations d’un érotisme morbide a trouvé son apogée dans les scènes de sa série Massacre. Adopté tout d’abord par les dissidents réunis autour de Bataille puis par le mouvement orthodoxe de Breton, Giacometti adopte une voie médiane. Les oeuvres qu’il réalise entre 1929 et 1933 évoquent pratiquement toutes l’univers sadien sans jamais aborder la sexualité et/ou la violence de manière aussi explicite que le font Masson, Man Ray, Pablo Picasso, Luis Buñuel, ou Salvador Dalí dans leurs oeuvres à la même époque.
(…)