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“Joris Van de Moortel” The ne’er-do-wells set out for a dubious pilgrimage
à la Galerie Nathalie Obadia - Cloître Saint-Merri, Paris

du 28 novembre 2019 au 25 janvier 2020



www.galerie-obadia.com

 

© Anne-Frédérique Fer, visite de l'exposition avec Joris Van de Moortel, le 28 novembre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Joris Van de Moortel, Everyman (Elck), 2019. Collage transféré sur film photographique Agfa select, Plexiglas, Plexiglas anti-reflet, néon, cadre en bois de l’artiste, 164 x 166 x 14,5 cm. Crédit photo : We Document Art. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.
2/  Joris Van de Moortel, Pilgrimage, 2019. Collage sur papier, technique mixte, gravure, aquarelle, encre de Chine, vernis UV, cadre de l’artiste, Plexiglass anti-reflet ; 104,5 x 204,5 cm. Crédit photo : We Document Art. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.
3/  Joris Van de Moortel, The ne’er-do-well’s setting out the different acts, 2019. Collage transféré sur film photographique Agfa select, Plexiglas, Plexiglas anti-reflet, néon, cadre en bois de l’artiste, 64,5 x 44,4 x 7 cm. Crédit photo : We Document Art. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia Paris / Bruxelles.

 


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Interview de Joris Van de Moortel,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 28 novembre 2019, durée 17'06". © FranceFineArt.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Un navire emporte un groupe de pèlerins vers une destination hasardeuse, naviguant sous les ricanements de squelettes sur un océan périlleux. Joris Van de Moortel nous embarque sur La Nef des fous de Bruegel avec comme bande-son le blues vaudou et marécageux de Dr. John. Le voyage sera mouvementé et jubilatoire. Nous voilà plongés dans un collage total, un chaos de dessins, d'immense gravure sur bois sur un papier couvert de notes, de croquis, une écriture qui serpente, verbe s'insinuant partout comme des incantations ou des refrains de chansons. Et puis des photographies découpées, déchirées, recollées, des couches de papiers, de plexiglas, des hauts-parleurs pendent comme des lustres, des éléments de performances recyclés en tableaux.

L'art de Joris Dan de Moortel est total et simultané, il n'y a pas de commencement ni de fin, l'esquisse ne précède pas la performance; la photographie, l'édition, la vidéo, le trait de fusain, le collage, la musique, tout a lieu en même temps, tout est à la fois la matière et le produit. Nobody (personne) fait face à Everyman (chacun, tout le monde) : le Elck de Bruegel se multiplie en clones poursuivant la possession matérielle dans une errance vaine, tandis que celui qui n'est personne endosse tous les maux du monde et s'en disculpe par la même occasion, errant lui aussi au gré de sa folie. Il nous semble entendre les deux flûtes dissonantes dont il joue dans l'ambiance sonore diffusée par des amplis.

Une folie de circuits électroniques et de fils en écheveau cascadant produit riffs et drones incantatoires. Des néons de tattoo parlor bourdonnent, prolongeant la prophétie médiévale dans les brumes d'un rade tapageur de la Nouvelle Orléans. Cette énergie blues rock est jouée par des personnages assis, des rockers aux longues jambes, courbés sur leurs fûts de batteries, des bras d'automate s'arrachant à l'obscurité pour jouer les riffs de Dr. Feelgood sur une guitare électrique. Le squelette-vanité devenu figure vaudoue joue cette musique poisseuse, lancinante, le son du bayou trafiqué par des pédales d'effets, craché par des amplis brutalisés. Toutes ces boîtes de métal, ces boutons, ces prises jack sont les déchets de notre époque, les reliefs de notre festin que bientôt nous piétinerons comme des Elck bruegeliens.

Mais en attendant nous voguons toujours, fous sur notre nef. Assis sur une bitte d'amarrage dans quelque port du nord, nous regardons l'histoire projetée sur une voile de bateau. Des autels, des rites à l'odeur d'encens, des flammes dansantes, des vivants et des morts, des rituels avec des vieilles cartes de tarots déchirées et des ossements d'animaux, et la figure du guitariste comme pèlerin éternellement errant. Un érudit du XVème siècle penché sur son écritoire, sobre d'encre brune, forme un diptyque avec un amoncellement d'effets pour guitare, des empreintes rouges et bleues de câbles torsadés. L'alchimiste obtient en guise d'or ou de philtre d'immortalité un smartphone à l'écran irisé vert-violet.

Notre pèlerinage n'atteindra pas Naragonia, sa destination qui n'existe pas. La nef des fous que nous sommes continuera à chercher quelque vaine promesse de gloire et d'immortalité, nous interrogerons devins et sorcières, déposerons en soupirant nos ors sur les autels, et danserons au rythme de la poésie mystique de Dr. John.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

La Galerie Nathalie Obadia présente la cinquième exposition de l’artiste belge Joris Van de Moortel, après This incomplete mythical world whose perfection lay outside it en 2018 à Bruxelles.

A travers un ensemble d’oeuvres sur papier, de sculptures murales, d’installations et une vidéo, Joris Van de Moortel construit en 7 actes un parcours autour de la folie, dans une approche syncrétique qui croise peinture flamande des XVème et XVIème siècles, folklore populaire, musique expérimentale, pensée médiévale, écriture et mysticisme. Joris Van de Moortel use d’un spectre large de techniques qu’il a mises au point : gravure, aquarelle, néon, collage, instruments de musique recyclés, installations en cire, vidéo, dispositifs sonores, tirant ainsi un trait d’union entre figuration classique et culture rock, iconographie traditionnelle et références populaires.

Le thème de la Nef des fous (Ship of Fools), dont l’origine remonte à Platon et qui a été rendu célèbre au XVème siècle par l’auteur Sébastien Brant, constitue le point de départ de ce voyage sans retour vers un monde en marge, spirituel et souterrain, parodique et transgressif. A travers cette allégorie d’un navire peuplé de fous et voué au naufrage, Joris Van de Moortel interroge la place de l’artiste dans la société autant que notre conscience face aux normes et aux valeurs matérialistes de l’époque. Une représentation de la dérive en mer qui peut aussi être vue comme une métaphore de l’exil ou de la quarantaine, aux résonances indéniablement politiques.

Ainsi, les oeuvres The ne’er-do-wells are sailing out et The Ship of Fools introduisent ce thème par des références explicites aux illustrations qu’Albrecht Dürer a réalisées pour l’ouvrage de Brant. La composition, réhaussée de couleurs à l’aquarelle ou illuminée aux néons, l’utilisation de la gravure en fond, et le dessin aux traits vigoureux y trouvent leur source directe. Le cortège de morts qui hantent la première scène lui confère des allures de danse macabre, un autre thème cher à l’artiste, puisé chez Hans Holbein, qui a influencé toute une contre-culture de laquelle il se réclame également. Le dessin Diagram Ritual/Horror/Animism Pilgrimage/OOO/Unfixed Fool, qui exprime toute la pensée en réseau de l’artiste, s’inspire de la représentation de la Nef des fous célèbre et canonique de Jérôme Bosch. La satire y atteint son paroxysme dans une forme d’inversion totale, le navire se retrouvant ainsi échoué sur la terre ferme. Le fameux Dulle Griet (Margot la Folle) de Pieter Bruegel l’Ancien et son monde renversé, vision apocalyptique de la folie, constitue une autre influence pour l’artiste qui semble ainsi exprimer un point de vue lucide et inquiet sur la marche du monde.

Dans cette même veine, les collages Pilgrimage et Pilgrimage II tissent un parallèle plus clair avec le statut d’artiste et musicien : aucune perspective ni horizon, mais une mer sans dessus dessous où cette dérive absurde, ironiquement qualifiée de pèlerinage, prend une tournure carnavalesque. Excès, travestissement, musique populaire et procession apparaissent ici en filigrane, comme clins d’oeil à tout un ensemble de rites médiévaux liés à une expérience sociale de la musique (notamment la tradition du charivari) mais également à la pratique performative de l’artiste.

De l’énergie libératrice de la musique live découle en effet une grande partie de l’oeuvre de Joris Van de Moortel, qui réutilise les reliquats de ses performances dans son travail plastique. Ainsi, un autoportrait de l’artiste en trompettiste éclairé aux néons (d’après la première représentation du personnage de « Mr Nobody » par Jörg Schan,1507), les mains d’un guitariste figées sur son instrument fétichisé, un concert à l’ambiance électrique reproduit en vidéo, des paroles de chansons aux accents incantatoires qui parsèment l’exposition. Joris Van de Moortel nous rappelle que la Nef des fous est devenue un symbole culturel pour toute une scène rock et underground des années 1970 et 1980 : parmi les plus connus John Cale, The Doors ou Erasure en ont fait l’emblème, à travers des titres phares, d’un anti-conformisme assumé et « borderline ».

Plusieurs installations incarnent le pendant dysphorique de cette frénésie ambigue : qu’il s’agisse d’un batteur pris entre les chaînes de son instrument à la proue d’un bateau suspendu ou avachi devant son image reflétée par l’eau, Joris Van de Moortel semble nous dire quelque chose de la solitude de l’artiste impuissant, abandonné au silence de la mer, sans réponse.

Enfin, oeuvre clé de l’exposition à laquelle l’artiste consacre une salle, la vidéo transpose en stop motion les 7 actes qui constituent la trame narrative de l’exposition, conçue à la manière d’un opéra. A partir de maquettes et de personnages miniatures fabriqués dans son atelier, Joris Van de Moortel donne ainsi corps et vie au monde des esprits dont chaque partie constitue une entrée. Sur un fond sonore habité composé par l’artiste, rituels ésotériques, magie noire et culte vaudou y sont suggérés par différents effets (lumière, feu, fumée), et, on ne s’en étonnera plus, associés à un phénomène de transe musicale. La vidéo culmine sur une nouvelle représentation de la folie empruntée au Elck (Everyman) de Bruegel : familière des artistes, elle semble finalement incarner une forme de sagesse incomprise.

Artiste touche-à-tout, adepte de l’expérimentation plastique, Joris Van de Moortel déploit ainsi tout un univers visuel et mental aux multiples ramifications souterraines, nourri autant par l’histoire de l’art que par la littérature et la musique.

Célébration de modes de vie alternatifs et spirituels dans un monde désenchanté et consumériste, l’exposition apparaît comme une invitation à larguer les amarres : « What weight have we put on the world / What phantasms we gave birth / (...) Lets the wind in the sails of the fool / Preventing ourselves drowning in the garden’s pool ».