extrait du communiqué de presse :
Commissaires : Commissaire général, Peter Szendy Commissaires associés, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa
Nous habitons un monde de plus en plus saturé d’images.
Leur nombre connaît une croissance tellement exponentielle – aujourd’hui plus de trois milliards d’images partagées chaque jour sur les réseaux sociaux – que l’espace de la visibilité semble être littéralement submergé. Comme s’il ne pouvait plus contenir les images qui le constituent. Comme s’il n’y avait plus de place, plus d’interstices entre elles.
On s’approcherait ainsi de la limite que Walter Benjamin, il y a un siècle déjà, imaginait sous la forme d’« un espace à cent pour cent tenu par l’image ».
Face à une telle surproduction d’images, se pose plus que jamais la question de leur stockage, de leur gestion, de leur transport (fût-il électronique) et des routes qu’elles suivent, de leur poids, de la fluidité ou de la viscosité de leurs échanges, de leurs valeurs fluctuantes – bref, la question de leur économie. Dans l’ouvrage* dont est issue cette exposition, la dimension économique de la vie des images prend le nom d’iconomie.
Les oeuvres choisies pour « Le supermarché des images » posent un regard incisif et vigilant sur de tels enjeux. D’une part, elles réfléchissent les bouleversements qui affectent aujourd’hui l’économie en général, qu’il s’agisse de stocks aux dimensions inouïes, de matières premières raréfiées, du travail et de ses mutations vers des formes immatérielles ou encore de la valeur et de ses nouvelles expressions, notamment sous forme de cryptomonnaies. Mais, d’autre part, ces oeuvres interrogent aussi le devenir de la visibilité à l’ère de l’iconomie globalisée : entraînée dans des circulations incessantes, l’image – toute image – nous apparaît de plus en plus comme un arrêt sur image, c’est-à-dire comme une cristallisation momentanée, comme l’équilibre provisoirement stabilisé des vitesses qui la constituent.
Dans le supermarché qui s’expose ici, en somme, les images de l’économie parlent chaque fois de l’économie de l’image. Et vice versa, comme si elles formaient un recto-verso.
Peter Szendy, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa, commissaires de l’exposition.
* 1 Peter Szendy, Le Supermarché du visible. Essai d'iconomie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.
Parcours de l’exposition :
I. Stocks Avec sa photographie monumentale intitulée Amazon (2016), Andreas Gursky a donné une image mémorable des immenses entrepôts de la culture marchandisée d’aujourd’hui. Mais ce sont aussi les images elles-mêmes que l’on entrepose dans des stocks : elles s’y amoncellent et en débordent, à l’instar de la cascade de 22 000 négatifs que Ana Vitória Mussi met en scène dans Por um fio (1977-2004) ou de l’avalanche de pages Internet qui s’accumulent dans la mémoire cache avec laquelle Evan Roth tapisse les espaces du musée (Since You Were Born, 2019-2020). Pour Storage (2017), Geraldine Juárez a moulé dans la glace des supports anciens ou récents, comme les cassettes ou les clés USB. Mais en inscrivant le logo getty images® sur un miroir (Gerry Images, 2014), elle suggère que c’est tout le visible qui, à la limite, devient une banque de données. De ce devenir-stock de la visibilité, on peut voir les prémices dans la collection de manuels de photographie de diverses époques qu’entasse Zoe Leonard (How to Make Good Pictures, 2018) ou, déjà, à travers la série de diagrammes par lesquels Kazimir Malevitch représentait les grands mouvements de circulation iconique au sein de l’histoire de l’art.
II. Matières premières À la délicatesse de la cire qui forme les transparences de l’oeuvre On Balance (dare e avere) d’Elena Modorati (2019) répond la lourdeur poisseuse du pétrole brut qui alimente les images chez Andreï Molodkin (YES, 2007) ou chez Minerva Cuevas (Silver Shell, 2015, et Horizon II, 2016). Les matières qui constituent le visible semblent infiniment variées : Chia Chuyia tisse un écran protecteur avec des fils de poireaux (Knitting the Future, 2015-2020) et Thomas Ruff dissout des mangas trouvés sur Internet en des flux colorés (Substrat 8 II, 2002). Mais la matière première de l’image aujourd’hui, c’est avant tout son grain, sa résolution, comme le montrent les pixels qui s’agrègent et se désagrègent dans Addressability de Jeff Guess (2011) ou les captures d’écran d’une conversation brouillée sur WhatsApp dans Disruptions de Taysir Batniji (2015-2017). Au bout du compte, la fabrique actuelle du visible repose essentiellement sur du code : dans Visible Hand (2016), une allusion à la main invisible d’Adam Smith, Samuel Bianchini indexe la texture de l’image – les chiffres et lettres qui composent une main en basse définition – sur l’évolution en temps réel des indices boursiers.
III. Travail Dans le projet collectif qu’ils ont initié en 2011 (Eine Einstellung zur Arbeit), Harun Farocki et Antje Ehmann ont rassemblé des séquences filmiques de deux minutes en vue d’une véritable encyclopédie des formes de travail dans le monde. D’autres exposent le désoeuvrement, comme Emma Charles qui filme la Bourse après la clôture des échanges (After the Bell, 2009). Or, parmi ces innombrables images du travail ou de son envers, certaines montrent la fabrique des images elles-mêmes, qui a connu des mutations considérables : si les Telephone Pictures de László Moholy-Nagy (1923) ont sans doute été les premiers tableaux entièrement réalisés à distance, aujourd’hui, le télétravail de l’image, c’est celui des hashtags ou des likes à la chaîne que produisent les ouvrières du numérique racontées par Martin Le Chevallier dans Clickworkers (2017). Ben Thorp Brown documente quant à lui la fabrication des trophées iconiques commémorant des transactions financières (Toymakers, 2014). Enfin, c’est le simple fait de regarder ce qui peut être considéré comme du travail déguisé : comme le rappelle Aram Bartholl avec ses gigantesques CAPTCHA (Are You Human ?, 2017), les puzzles d’images que Google demande à l’utilisateur de reconnaître ne servent pas seulement à départager les humains et les robots, mais aussi au perfectionnement des logiciels de reconnaissance ou de conduite automatique.
IV. Valeurs L’argent est un motif visuel récurrent, depuis le bref film que Hans Richter consacre à l’inflation en 1928 jusqu’aux vastes installations murales que Máximo González compose avec des billets hors d’usage (Degradación, 2010). La valeur s’immisce dans les gestes du quotidien : Robert Bresson chorégraphie les mains qui saisissent les billets (L’Argent, 1983) et Sophie Calle collecte les images de vidéosurveillance d’un distributeur pour donner à voir les regards de ceux qui regardent l’argent (Unfinished – Cash Machine, 1991-2003). La matérialité constitue un enjeu crucial pour l’art comme pour la finance à l’ère des cryptomonnaies : Yves Klein échangeait contre de l’or ses « zones de sensibilité picturale immatérielle » en forme de chèque tandis que Kevin Abosch rematérialise avec son propre sang l’adresse de la blockchain qui représente les dix millions d’oeuvres virtuelles de la série IAMA Coin (2018). Si l’art est lui-même objet de spéculation (Kunst = Kapital, écrivait Joseph Beuys sur des billets de banque), il permet aussi de visualiser les processus spéculatifs les plus insaisissables. Wilfredo Prieto fait ainsi proliférer l’image spéculaire d’un billet placé entre deux miroirs (One Million Dollars, 2002). Et des artistes comme Femke Herregraven (Rogue Waves, 2015) ou le collectif RYBN.ORG (ADM XI, 2015) cristallisent ou détournent dans leurs oeuvres les formes temporelles que décrivent les algorithmes boursiers.
V. Échanges Le mouvement des images est passé du lent feuilletage dont se souvient William Kentridge (Second-Hand Reading, 2013) au défilement rapide que met en scène Richard Serra (Hand Catching Lead, 1968). Et c’est au fond tout le visible qui s’est retrouvé mobilisé. Les images circulent à travers les câbles à haut débit que photographie Trevor Paglen et leur vitesse permet les échanges de pair à pair que l’on suit dans le Pirate Cinema du collectif DISNOVATION.ORG (2012). Mais ce sont aussi les regardeurs qui sont en mouvement : ils sont embarqués sur des trottoirs roulants (ceux de l’Exposition universelle de 1900), ils décollent dans les ascenseurs qu’évoquent Pierre Weiss (Paternoster, 1995) ou Maurizio Cattelan (Untitled, 2001). Les yeux ont donc leurs trajectoires que Julien Prévieux retrace avec du fil (Patterns of Life, 2015). En somme, face au transport des images-marchandises que Martha Rosler représente dans Cargo Cult (1966-1972), il y a des regards qui sont également entraînés dans d’incessants échanges de vues (Lauren Huret revisite en ce sens l’iconographie de sainte Lucie). Au bout du compte, deux questions attendent le visiteur : le visible n’est-il pas voué à une obsolescence programmée, comme le suggère Martin Le Chevallier (Obsolete Heroes, 2019) ? et que reste-t-il du concept d’image lorsque, comme chez Hiroshi Sugimoto (U.A. Play House, New York, 1978 et Palms Detroit, 1980), son immobilité est le résultat d’une vitesse infinie ?
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