extrait du communiqué de presse :
La logistique consiste à organiser l’entreposage et le transport des matières premières, des composants pour l’industrie et des marchandises depuis leurs lieux de fabrication jusqu'à leurs lieux de consommation. L’image du « flux tendu » et les promesses de sa digitalisation présentent cette activité comme un écoulement continu et autorégulé de marchandises. Or les entrepôts constituent des points de passages obligés pour pouvoir contrôler, stocker, dégrouper, préparer et réexpédier les marchandises vers leur destination finale. Ces activités sont effectuées par des agents de tri, caristes, agents d’expédition, agents de réception, manutentionnaires, magasiniers ou pickers. Ces métiers représentent 13 % des emplois ouvriers en France, 17 % en Allemagne. Ils sont principalement localisés dans des zones logistiques, à la périphérie des grandes agglomérations.
Souvent décriées pour leurs pollutions environnementales, les zones logistiques sont l’oeuvre d’acteurs concrets. Des années 1970 aux années 1990, les implantations logistiques ont majoritairement lieu au sein de zones industrielles préexistantes. Les terrains, acquis et réhabilités par des sociétés d’aménagement publiques, sont disponibles pour tout type d’implantation d’entreprises. Le rôle des autorités municipales se limite à la signature des permis de construire.
Durant les années 1990, émerge un marché immobilier dominé par de grandes firmes internationales (Prologis, Global Logistic Properties, Goodman, Segro). Ces firmes développent et gèrent des zones logistiques de plusieurs entrepôts, totalement privées et closes, dont ils sont les seuls responsables : de la construction des bâtiments à l’aménagement en passant par la gestion quotidienne.
C’est précisément sur ces nouveaux lieux du travail ouvrier et sur les mondes sociaux qui se déploient à partir d’eux que porte l’enquête présentée dans cette exposition.
Un ouvrage éponyme est publié aux éditions Créaphis.
Des vies précaires
Le secteur logistique est le premier employeur d’intérimaires en Allemagne – 21,7 % – et le second en France – 12,2%. Dans les entrepôts étudiés pour cette enquête, la proportion d’intérimaires est supérieure à 30 %.
Néanmoins, la situation des intérimaires est différente dans les deux pays. En France, certaines ouvrières et certains ouvriers, le plus souvent jeunes, valides, célibataires et discriminés sur la base de critères sexistes et racistes, privilégient l’intérim pour le surcroît de revenus des « primes de précarité » et l’imaginaire de la mobilité qu’il véhicule. La multiplication des heures supplémentaires, l’enchaînement des missions peuvent ainsi leur permettre de développer des pratiques de consommation qui ne sont pas à la portée des franges les plus précaires des classes populaires (achat de voitures et de vêtements de marque, investissements locatifs, sorties régulières au restaurant, voyages à l’étranger). Ce type de stratégie reste néanmoins difficilement tenable dans la durée parce qu’elle suppose beaucoup d’endurance physique et accélère l’usure des corps.
En Allemagne, refuser un CDI ne paraît pas envisageable pour les intérimaires, tant les différences de revenus sont importantes (de l’ordre de 5 euros bruts horaires) avec leurs collègues embauchés. Accéder à un emploi stable par la signature d’un contrat pérenne signifie très souvent en finir avec de multiples galères : obtenir un titre de séjour pour les travailleuses et travailleurs étrangers, ne plus dépendre d’un mari ou d’un parent violent, obtenir la garde d’un enfant, accéder à un logement décent, réduire le temps de trajet quotidien par l’acquisition d’une voiture.
Une enquête sociologique et photographique au long cours en France et en Allemagne
Le travail photographique présenté dans cette exposition a été réalisé avec la collaboration des chercheurs Clément Barbier, David Gaborieau, Gwendal Simon et Nicolas Raimbault.
Ce travail repose sur une enquête qui a associé photographes et sociologues pendant trois ans, dans le cadre d’une commande contractualisée entre le laboratoire d’urbanisme de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée et des artistes photographes.
L’enquête a commencé sur quatre sites français et allemands, par la réalisation d’un observatoire photographique et d’une première campagne d’entretiens auprès des acteurs de la production urbaine des zones d’activités logistiques. Cette démarche s’est inspirée des observatoires photographiques mis en place à la fin des années 1990 dans plusieurs communes françaises par le Ministère de l'Environnement. Les protocoles de prise de vue retenus ont ainsi servi à construire un regard sensible sur ces zones :
- Cécile Cuny a travaillé sur l’interface entre les entrepôts et l’espace public en reconstituant des linéaires de façades.
- Nathalie Mohadjer est partie à la recherche de la fragilité des personnes et des choses, déconstruisant l’imagerie du « non-lieu » souvent associée aux zones logistiques.
- Hortense Soichet a traversé les zones à pied en réalisant systématiquement une prise de vue dans le sens des quatre points cardinaux, puis a installé sa caméra dans deux lieux de sociabilité. Prenant appui sur ce premier travail, une deuxième campagne d’entretiens a été menée auprès des ouvrières et ouvriers rencontrés en entrepôts. Cette démarche a été complétée par une immersion d’Hortense Soichet dans un entrepôt de livres, où elle s’est intéressée à l’investissement des espaces et à la manière dont ils évoquent la vie au sein du lieu de travail.
La troisième étape de cette enquête s’est fondée sur la scénarisation de la rencontre entre ouvrières, ouvriers, photographes, et sociologues. Elle a consisté à sortir des entrepôts pour suivre une vingtaine de personnes dans le cadre d’itinéraires photographiques, durant lesquels elles ont mis en scène leur histoire avec la complicité des photographes et sociologues.
Cécile Cuny, Nathalie Mohadjer, Hortense Soichet en collaboration avec Clément Barbier, David Gaborieau, Gwendal Simon et Nicolas Raimbault.
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