Légendes de gauche à droite : 1/ Otto Freundlich (1878-1943), Composition, 1919. Pastel sur papier, 68 x 52 cm. Musée de Pontoise, Donation Freundlich. © Musée de Pontoise. 2/ Otto Freundlich (1878-1943), Rosace I, 1938. Tempera sur papier marouflé sur toile, 208 x 202 cm. Musée de Pontoise, Donation Freundlich. © Musée de Pontoise. 3/ Otto Freundlich (1878-1943), Composition, 1930. Huile sur toile marouflée sur contreplaqué, 147 x 113 cm. Musée de Pontoise, Donation Freundlich. © Musée de Pontoise.
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texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.
Un homme se tient debout devant une fontaine. Sur la toile les couleurs tombent comme de la neige. De gros flocons blancs, jaunes, bleus pâles, verts éparpillent un monde décomposé, repeignent tout d'un motif camouflage. La peinture d'Otto Freundlich cherche à cacher le volume, la forme des choses pour en laisser vibrer l'essence. Précurseur de l'art abstrait, il chercha infatigablement des voies nouvelles, depuis ses années au Bateau-Lavoir jusqu'aux misères de la guerre et son assassinat en déportation.
Un portrait de femme stylisé à l'encre noire déploie ses courbes lentes, sensuelles, des yeux qui se révulsent derrière des paupières mi-closes, érotiques mine de rien. Des hommes et de femmes souples comme de jeunes arbres se tirent par leurs longs bras pour se mettre debout, s'étreignent, s'arrachent du sol pour s'élever vers le ciel. Ils semblent chanter avec ferveur la partition d'un opéra. Dans la série de gravures Les Signes, la ligne dessinée est un acte sacrificiel : un homme agonisant s'offre aux cieux, à l'orage qui gronde ; trois personnages se blottissent dans une barque dérivant sur un océan déchainé, grouillant de serpents, de monstres marins. Dans cette soupe originelle va naitre de nouvelles images, le futur de la peinture.
Tout se déconstruit en polygones à quatre côtés, des rectangles comme les briques d'une architecture d'ailleurs, et puis des formes ogivales. Les aplats se touchent, leurs bords sont des coutures, des cicatrices. Les cellules d'un organisme vivant aux frontières douloureuses guérissant lentement, entre fusion et séparation. Le résultat est une composition où la forme s'efface doucement devant la couleur. Le volume s'aplatit par le travail rigoureux d'assemblage des teintes et des valeurs. Le tableau est un monde à deux dimensions où tout est sur le même plan, corps vivant et précis comme un mécanisme d'horlogerie. La recherche théorique est solide, Otto Freundlich couvre des feuilles de papier jaunies de diagrammes au crayon, des flèches et des légendes de cartographe, des pointillés d'ingénieur. Ses formules d'alchimistes produisent une peinture magique comme une potion, un philtre aux effets inconnus. Elles recomposent des morceaux d'arcs-en-ciels brisés en vitraux, sculptent d'étranges totems de lave noire.
Ses Compositions font se croiser des forces opposées. Des blocs sombres se faisant face sont reliés par des flots de lumière bleue ou jaune. Le froid et le chaud se mêlent sans entrer en conflit : rouges de feu et de sang, bleu d'eau et de glace, jaune lumineux et aérien. Un axe traverse la toile, crée une symétrie du monde et de son image miroir comme sur une carte à jouer. Valet, reine, roi, figure d'un tarot, la couleur-symbole annonce ascensions et chutes, destins glorieux et tragiques, Icare se brûlant les ailes.
Car la peinture d'Otto Freundlich est indissociable du drame de sa vie. Après avoir incarné l'avant-garde la plus audacieuse le voilà chassé d'Allemagne, ses œuvres confisquées et détruites par les nazis, sa tête d'homme devenu couverture du catalogue de l'exposition "L'art dégénéré". Réduit à la misère, il demande de l'aide à Picasso dans une terrible lettre, ses amis du Bateau-Lavoir organiseront une vente pour lui venir en aide. Malgré ces difficultés, mû d'une volonté extraordinaire, il repeint de mémoire ses toiles de 1911 détruites par les nazis. Il faut malgré tout continuer à vivre, dire et raconter, laisser une œuvre derrière soi.
Dans la dernière salle, une toile inachevée interpelle le visiteur avant qu'il s'en aille admirer les deux vitraux de Freundlich exposés dans la basilique du Sacré-Cœur, comme pour le retenir encore un peu, pour qu'il regarde et se souvienne. En bas de cette composition, cinq rectangles blanc, rouge, bleu et noirs flottent sur la toile grise et nue comme une île détachée d'un continent, dérivant déjà. Au dessus un triangle noir, lourd et massif comme une enclume, semble menacer de s'effondrer et de tout emporter dans sa chute. Comment mieux dire le terrible destin d'un peuple, l'inimaginable ? Et le désir de peindre encore, encore un peu, d'Otto Freundlich, visionnaire et profondément humaniste.
Sylvain Silleran
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extrait du communiqué de presse :
Commissariat : Christophe Duvivier, directeur des musées de Pontoise Saskia Ooms, responsable de la conservation du Musée de Montmartre
Le Musée de Montmartre consacre une importante exposition à l’un des premiers grands créateurs de l’art non-figuratif, le peintre et sculpteur allemand Otto Freundlich (1878-1943). Celui qui, engagé dans le combat politique et la lutte pour un art nouveau, a vu en 1937 sa sculpture Grande tête (1912) figurer en couverture du catalogue de l’exposition itinérante « Entartete Kunst » et son oeuvre en partie détruit, fut l’un des pionniers de l’abstraction.
Organisée en partenariat avec le musée de Pontoise, dépositaire depuis 1968 du fonds d’atelier de l’artiste, et la Basilique du Sacré-Coeur de Montmartre où seront présentés deux de ses vitraux, l’exposition réunit près de 80 oeuvres – sculptures, peintures, vitraux, mosaïques, oeuvres graphiques. S’ajoutent à cet ensemble unique une sélection de documents, écrits et lettres d’artistes amis… témoignages capitaux du quotidien du peintre.
Animé d’un profond humanisme, il a, tout au long de sa vie, recherché dans sa peinture la spiritualité à travers la fusion de la couleur et de la forme en créant à l’aide de lignes, de demi-ogives, et de couleurs vives une sorte de cyclone qui donnerait naissance à un monde meilleur. Sa vie autant que sa réflexion esthétique ont donné à son oeuvre une dimension morale et politique qui contribua à la diffusion de l'abstraction.
Cette exposition monographique est la première dans un musée parisien depuis 1969. Elle est aussi l’occasion de publier un catalogue approfondissant nos connaissances sur Otto Freundlich avec des essais d'éminents conservateurs, historiens de l'art et spécialistes de l’époque.
Construite selon un parcours chronologique et narratif en huit sections, l’exposition permet de découvrir l’évolution de l’oeuvre du peintre sculpteur et met notamment en lumière comment, par ses recherches et la multiplicité de sa création artistique, Freundlich a joué un rôle précurseur dans la conception de l’art moderne et abstrait.
Le parcours de l’exposition
Construite selon un parcours chronologique et narratif en sept sections, l’exposition débute par l’année 1911 et montre comment des oeuvres telles que Composition avec figure, 1911, Composition 1911, voient passer Freundlich de la figuration vers l’abstraction. Si dans la peinture Fragments de figures à l’ensemble des plans, 1927, il existe déjà un espace chromatique rythmé et dynamique, ce sont trois compositions, réalisées entre 1930 et 1933, qui marquent la maturité de l’artiste. A l’exception d’une reconnaissance certaine de la part du cercle des artistes d’avant-garde en France, Freundlich, alors dans une situation très précaire, ne bénéficie d’aucun achat et ne peut pas plus espérer réaliser de ventes en Allemagne, et pour cause… Il réalise en 1935 le triptyque L’Hommage aux peuples de couleur, résolument engagé contre le racisme et la xénophobie, une gouache préparatoire pour le triptyque mosaïque monumental, qui sera créé en 1938. La même année, pour son 60ème anniversaire, la galerie Jeanne Bucher-Myrbor lui organise une exposition et, en parallèle, de nombreux artistes signent un vibrant appel pour le soutenir, parmi lesquels : Braque, Cassou, Derain, R. et S. Delaunay, Léger, Kandinsky, Picasso. Grâce à leur soutien, la gouache rentre dans les collections de l’ancien Musée du Luxembourg, aujourd’hui Musée national d’Art Moderne. Cet épisode important bénéficie d’une large place dans le parcours, où est présentée la mosaïque. La suite de l’exposition montre la genèse de L’Hommage aux peuples de couleur par quatre croquis de figures humaines fortement simplifiées et qui sont progressivement remplacées par des flèches pour devenir des demi-ogives, forme centrale dans l’oeuvre de l’artiste.
Avant de présenter les derniers travaux d’Otto Freundlich dont Rosace II 1941 et Composition inachevée, gouache sur carton datée de 1943, une salle entière est consacrée à la folie destructrice du régime nazi. Sont aussi révélées la liste des oeuvres disparues ou détruites, des lettres de Max Jacob et Peggy Guggenheim adressées à l’artiste, et des lettres d’Otto Freundlich à Othon Friesz, Pablo Picasso, Gaston Chaissac, Robert Delaunay, celle adressée à Braque dans laquelle il demande de l’aide pour acquérir la nationalité française ; une dernière, émouvante, qu’il adresse le 28 novembre 1939 à sa compagne Jeanne Kosnick-Kloss.
Le bronze Ascension, 1929, considéré comme le sommet de l’évolution expressionniste non figurative des années 20 de l’artiste, sera installé dans les jardins du musée. Deux vitraux réalisés en 1919 et en 1924 sont présentés dans l’exposition, et deux autres conçus par Freundlich en 1938 et 1941 mais réalisés par son atelier de façon posthume en 1955, seront également montrés dans une des chapelles de la Basilique du Sacré-Coeur durant toute la durée de l’exposition.
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