texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.
Où vont-ils ces hommes et ces femmes, ces passants anonymes ? Ils arpentent les rues dans un silence assourdissant, les bras allongés par le contenu de leurs sacs et cabas. L'homme semble las, il se courbe sous le poids de ses sacs à moins que ce ne soit celui de son lourd manteau d'un autre âge. Le corps oblitéré par le vêtement lutte pour être : la peinture fluide, organique, coule et tache, fuit d'un joint usé quelque part dans la tuyauterie des viscères. Des roses, des bleus, du rouge vibrant comme un néon ont le goût animal, érotique de la chair bien vivante, aimante, éclaboussante d'humanité. Ils se font recouvrir d'un drap trop épais, gris et noir. Le temps passe trop vite. La vieillesse est un habit gris de plomb, froid de fonte. Là où Baselitz montre les cruautés de l'âge sur son corps nu descendant un escalier, Myriam Boccara en fait un drapé noueux qui se fige lentement, une cage textile qui étreint sa proie, en étouffe la couleur, l'isole de l'autre.
Le papier est trempé dans un jus noir comme du mazout, lui donnant l'aspect d'ardoise, millefeuille de pierre fragile, au bord de l'effritement. Dans ce bout du monde, ce bord du monde, l'homme est coupable, il est condamné à errer, portant des valises aussi lourdes qu'inutiles. Et qu'y a t-il dans ces bagages qui ne vont nulle part ? le poids de nos péchés ? nos espoirs ? les squelettes de nos amours ? Une femme découpée en morceaux ? Un jambon pour le marché noir ? De toute façon il semble bien que la valise soit déjà preuve de culpabilité. Et sous ce gris devenu palette, contenant tout : les verts, les ocres, les bleus, l'homme damné, chassé du paradis s'est perdu, il tente d'emporter avec lui quelques fruits qui lui rappelleront le goût des baisers passés.
Le bout de la rue se dérobe à la vue, c'est un endroit inquiétant que l'on n'est pas pressé d'atteindre, que l'on n'atteindra sans doute pas puisque c'est le bord du monde, là où on bascule dans le vide. Un bouquet de fleurs du marché devient un fardeau pénible, absurdement encombrant. Et ce livre que cet autre personnage tient à la main ? il entraîne tout le bras vers le sol, quelle vérité si terrible est écrite dans ses pages ? Quelques femmes nous font face, le visage absent. Un vieil homme aussi, il ne nous regarde pas, il ne cherche pas, tout absorbé qu'il est à garder sa carcasse verticale. L'horizon n'est qu'une promesse de réclame, un slogan. Entre les pavés rayonne une lueur rouge venue d'un des cercles de l'enfer de Dante qui colore enfin ces ruelles de vie, de musique. Le rouge tache les tuniques de femmes comme des tabliers de bouchers, des criminelles mais des résistantes, debout et passionnées.
Cette succession de tableaux est comme des petits bouts de pellicule de cinéma trouvés et rassemblés, des fragments d'une grande fresque cinématographique dans un cinémascope vertical. La solitude d'un gangster de chez Melville, des héros de Kurosawa se sont perdus dans un shtetl de la Mitteleuropa. La peinture est tantôt liquide, légère et transparente, aérienne, tantôt épaisse et sèche, le geste est sûr et vif comme un coup de katana. Le marché aux fleurs de l'île de la Cité devient un vieux quartier de Bucarest. Là-bas, au coin du vieux théâtre, nous verrons le dénouement de cette histoire sous un soleil de western qui imprime des ombres d'encre sur le macadam glacé.
La lumière sur les épaules est collante, poisseuse, elle nous rappelle la marque à la craie sur le dos du M. le maudit de Fritz Lang. Les hommes, criminels ou innocents, trafiquants ou justiciers, marchent tous vers la même non-destination, tentant de garder leur humanité dans cette absurdité totalitaire. Ils avancent malgré tout, voûtés, avancent encore encore pour ne pas se fondre dans le gris des trottoirs et des murs. Myriam Boccara suit ces hommes et ces femmes comme un ange gardien, le Peter Falk des Ailes du désir de Wenders. Elle les peint pour ne pas qu'on les oublie, pour ne pas qu'on s'oublie. Parce que nous aussi nous portons des manteaux trop épais, des bagages trop lourds.
Sylvain Silleran
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extrait du communiqué de presse :
Le Monde en Passant par Myriam Boccara
« Des quelqu’un », « Des gens », « C’est un petit pas pour l’homme », « Sur nos pas », « Vies en passage », « Inconnus au bataillon », « Plein le dos », « Circulez, il n’y a rien à voir », « Il y a quelqu’un dans la rue », « Pas petits, pas grands », « Voyages », « D’un bout à l’autre », « Surtout, ne te retournes pas ! », « Les commissions », « Pour les pigeons et autres volatiles », « En route », « Direction banc public », etc. …. etc. …. Je les ai rencontrés, suivi, rattrapé, capturés dans ma boîte à images. Ce sont les miens, bipèdes silencieux, et ce silence de la personne humaine dans le frôlement quotidien est « fracassant ». Qui sont-ils ? Personne, des personnes, des personnages d’hier, d’aujourd’hui ? Habitants de la vieille Europe, du Maghreb ? Je ne sais. Ils sont, ils ont été le monde, l’humanité en marche, des gens, des quelqu’un dans la banalité du déplacement, circulant dans une ville ouverte aux traversées tous azimuts. J’entends leurs pas qui résonnent sur la chaussée des rues, des boulevards et des places.
Au carrefour, encore ces pas comme syncopés. Ils portent des sacs, des cabas, des bouquets de fleurs, leurs vies à bout de bras, leurs corps à bout de bras, courbés. Ils sont là, pour un tout petit moment, le temps d’une rencontre furtive, d’un regard. Je les ai aperçus en 2004 (« Fin de courses »), elles, ils, mémères, pépères à cabas écossais portant leurs commissions. En 2011, (« Il y a quelqu’un dans la rue ») dans la rue du Prévôt entre rue et Boulevard, un défilé. En 2018, je tombe sur un reportage de Stéphan Van Flateren à la Maison du Dr Guislain (Gand) que je photographie. Sujet : L’homme porte un chapeau, un pardessus, deux sacs noirs. Le revoilà mon sujet, il me fait signe, je le suis. Il est belge de Charleroi mais pour moi, c’est l’homme de l’ombre, de la Mitteleuropa. Je le vois partir, quitter la ville. Que porte-t-il dans ces sacs noirs, des dossiers, des affaires ?
Il déménage… je le suis (Terrain vague). Je suis son dos. Il est mon père, l’homme bureau, Joseph K, celui de Franz Kafka, celui de René Magritte, de Joseph Nadj (les philosophes), de Bela Tarr (Le tango de Satan) visionné récemment. Plus tard, au bord du fleuve, je croise un homme portant un pot de marguerites habillé de papier kraft. C’est lui, le voleur de paysages. Je le suis, je le photographie, clic dans la boîte. Chaque rencontre est prise de guerre, de chasse, de pêche. J’en ai plein mes cabas de ces porteurs d’histoires. J’en ferai des colliers. Ainsi vont, vont, vont les marionnettes, ainsi vont, vont, vont, trois petits tours et puis reviennent. Il est des sujets qui ne vous quittent pas comme vieux pullovers. Ils sont devenus les miens, vieux partenaires de vie. Qu’ont-ils de plus que d’autres si ce n’est ce mystère inépuisable, cet abîme fictionnel qui me happe et me fascine.
Myriam Boccara, Mars 2020
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