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“Charles Fréger, Seconde peau”  Portraits photographiques et uniformes
au centre d'art Le Point du Jour, Cherbourg-Octeville
du 23 septembre 2012 au 3 février 2013



http://www.lepointdujour.eu

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légendes de gauche à droite
1/  © Charles Fréger, Hereros, 2007.
2/  © Charles Fréger, Reflexos da natureze, de la série « Fantasias », 2008.
3/  © Charles Fréger, Sikh 1, de la série « Sikh Regiment of India », 2010.

extrait du communiqué de presse :


Très tôt, alors qu’il est encore étudiant dans une école des Beaux-Arts, Charles Fréger commence à photographier des jeunes gens appartenant à des groupes qui impliquent le port d’une tenue vestimentaire uniforme. Il n’a pas cessé depuis, accumulant les équipes sportives, les régiments militaires et divers groupes traditionnels, à travers le monde. Il s’agit toujours de portraits posés, frontaux, dans lesquels les personnages apparaissent au centre de l’image. Ainsi s’établit une équivalence entre un sujet et la manière de le représenter : le sous-titre de chacune des séries de Fréger, « Portraits photographiques et uniformes », désigne autant des personnes habillées de manière semblable que des images réalisées dans le même style.
La nature systématique de ce travail, la stricte délimitation de son sujet et sa forme objective l’apparentent aux diverses entreprises de recensement des individus par la photographie. Les images de Charles Fréger peuvent évoquer des portraits d’identité par lesquels on répertorie les membres d’un groupe, les images ethnographiques qui montrent les costumes d’une tribu, les enquêtes documentaires consacrées à telle ou telle population. Le projet a quelque chose d’encyclopédique ; ayant choisi un domaine, le photographe cherche, enregistre, classe sans fin. Le livre, dans cette perspective, est essentiel au travail de Charles Fréger. Son dernier ouvrage Wilder Mann (Thames & Hudson, 2012) est presque l’étude raisonnée d’un phénomène anthropologique : les costumes d’« hommes sauvages » revêtus par des groupes de différents pays d’Europe au cours de mascarades ancestrales.
Cependant, les groupes sociaux photographiés par Charles Fréger se définissent d’eux-mêmes par une seule caractéristique, leur vêtement, précisément fait pour être reconnu, si ce n’est exhibé. Le photographe apporte nécessairement des informations factuelles sur ceux qu’ils photographient, mais il ne va pas au-delà de ce qu’ils lui donnent à voir. La neutralité photographique ne définit pas arbitrairement un objet sur lequel il s’agirait d’apporter des informations. Elle rencontre plutôt la neutralité que le sujet lui-même, à travers l’uniforme a choisi d’adopter. C’est un étrange jeu de miroirs dans lequel le modèle et le photographe se confondent jusqu’à disparaître.
L’ensemble des Winner face (« visage vainqueur ») extrait de la série des patineuses finlandaises « Steps » (2001-2002) pousse à l’extrême cette identification. Un cadre, un format, un éclairage et un fond identiques montrent des jeunes femmes costumées, coiffées et maquillées de la même façon qui regardent toutes vers l’extérieur de l’image. La contrainte formelle reflète la rigidité des corps. Le mécanisme de l’appareil reproduit des expressions mécaniques. C’est l’aspect « images d’épinal » du travail de Charles Fréger. Ses photographies semblent reproduire des représentations toutes faites, flirtant parfois avec la propagande ou la publicité.
L’uniforme met en tension l’être et le paraître : dans quelle mesure est-on ce qu’on semble être, dans quelle mesure s’identifie-t-on au rôle qu’on s’est choisi ? Les images de Charles Fréger montrent le semblable, tout en pointant la différence. Chaque « portrait uniforme » est une pièce unique. En effet, le groupe par nature induit des distinctions. L’expression Winner face est celle requise, face au jury, durant les compétitions : en se conformant à des règles, on s’excepte. Dans le livre Steps (Le Point du Jour / POC, 2003), le texte de la romancière Rosa Linksom est un récit de vie à la première personne d’une jeune patineuse. Chaque joueur dans une équipe occupe une place ; chaque comédien dans le théâtre traditionnel joue un personnage déterminé. Il reprend un rôle et l’incarne. Ainsi, peuvent être exposés, seuls, le jeune goal de la série « Water Polo » (2000) ou une jeune actrice de la série « Opera » (2005). Charles Fréger est alors dans la position traditionnelle du peintre de portraits officiels. À travers les costumes et les attitudes codés qui définissent une fonction ou un rang, c’est un individu qui apparaît. Et de même que le choix d’un uniforme peut exprimer une capacité singulière, un parti pris d’objectivité peut faire l’acuité d’un regard.
Plus qu’un simple inventaire, il s’agit d’un ensemble dont la cohérence autorise des variations. Dans les images présentées de la série « Majorettes » (2000-2001), non seulement les costumes changent mais également le nombre des personnages, les distances et les fonds. De manière semblable, les militaires de la série « Empire » sont photographiés en pied, à cheval, de face et de profil. Ils diffèrent et se ressemblent. Chacun de ces régiments possède des tenues, des usages et, souvent, une devise qui les distinguent au sein même des armées nationales. En endossant leur uniforme, l’individu se charge d’une tradition. Dans la série des « Rikishi » (2002-2003), lutteurs de sumo, l’uniforme se réduit à une ceinture mais la discipline traditionnelle  va jusqu’à façonner les corps,  de l’enfance à l’âge adulte. La durée de l’existence humaine épouse une histoire multiséculaire.
Parfois, la superposition des temps produit d’étranges croisements. Les « Hereros » (2007), communauté de Namibie, continuent de porter d’anciens costumes hérités du colonisateur. Les soldats du « Sikh Regiment of India » (2010) associent le turban traditionnel et l’uniforme britannique tandis que de jeunes maoris, ayant des tatouages rituels maquillés sur le visage, sont habillés en college boy dans la série « Short school haka » (2009). L’uniforme est toujours une création qui permet la fusion d’éléments hétérogènes. D’ordre culturel, celle-ci brouille même parfois la distinction entre nature et culture. Dans la série « Fantasias » (2008), des danseuses brésiliennes sont transformées par leur tenue de carnaval en gigantesques oiseaux. Les « Wilder mann » portent des costumes mêlant objets manufacturés, matières végétales et poils d’animaux. Photographiées dans des paysages naturels, ces figures hybrides sont à la lisière du sauvage et du civilisé mais aussi du masculin et du féminin, de la vie et de la mort.
Ce qui intéresse Charles Fréger est moins l’uniforme que la dialectique qu’il met en oeuvre. Comment un individu, en s’effaçant, s’affirme. Comment un esprit collectif s’incarne dans des corps. Comment l’ordre autorise la transgression. Face à ses modèles, le photographe est, comme eux, à la fois passif et actif. D’un côté, il montre ces personnes en uniformes exactement comme elles souhaitent être vues : l’appareil enregistre une apparence. De l’autre, il colle de si près à cette apparence qu’il la transfigure. Radicalisant certaines attitudes normées, en portant les représentations au second degré, il les rend extraordinaires. À force de précision, chaque détail s’autonomise, les figures se métamorphosent. Les patineuses sont tellement corsetées qu’elles en deviennent martiales. Les militaires sont apprêtés comme dans des robes de bal. L’héroïque touche au grotesque, la perfection au monstrueux. Ainsi, atteint-on une espèce de réalisme fantastique.
Ces images ont le caractère obsessionnel des collections enfantines. Les militaires sont alignés comme des soldats de plomb dans un catalogue ; les sportifs ressemblent aux vignettes des albums. La neutralité rend possible une projection imaginaire. Mais la fabulation est ici contrôlée. Un désir d’ordre est à l’oeuvre, d’autant plus puissant qu’il est travaillé par des pulsions destructrices. Le groupe induit, sous-entend le combat. L’uniforme, et les règles qu’il implique, ritualisent la violence, l’organisent pour lui permettre de s’exprimer. On comprend dès lors qu’il n’est pas un simple déguisement. Il produit ses effets tant sur l’esprit que sur le corps.
L’uniforme est une réalité concrète. Il a une matière, un poids particuliers. Lourd ou léger, il doit être porté. Le combat, si l’on peut dire, s’intériorise. On se construit contre soi-même ; se dépasser est un sacrifice. De même qu’il est difficile de concevoir quelles épreuves masquent la belle tenue des militaires et des sportifs, on ne pense pas, en regardant les images de Fréger, à ce qu’il a fallu d’acharnement pour les obtenir. Chaque série est une épreuve qui requiert audace et méthode. Les groupes ont leurs usages propres, leurs lieux réservés, une intimité qu’il faut pénétrer. Le photographe doit se faire accepter. Chaque ensemble naît d’un processus d’intégration.
Pourtant, à un groupe succède un groupe, Charles Fréger les traverse sans s’y arrêter, les séries s’enchaînent ; comme une tentative toujours reprise d’appartenir sans faire partie, de tenir l’autre à distance tout en recherchant des alter ego. Autant que le désir, la peur et l’échec nécessaire alimentent la quête. Deux regards communiquent sans se toucher. La photographie permet de s’approcher au plus près, mais constitue une limite infranchissable.
Il y a quelques années, Charles Fréger est passé de l’autre côté du miroir. Il a créé son propre uniforme inspiré par ceux de régiments photographiés dans « Empire ». Les éléments qui le composent sont originaux mais reprennent des formes et des matériaux traditionnels – un bonnet à poils d’ours blanc, un kilt au tartan assymétrique… « Ma garde » a pour devise Vis voluntatis, eo solus intra circulum (« Par la force du désir, j’entre seul dans le cercle ».) Désormais, lors de certaines de ses expositions, le photographe s’expose en uniforme, avec un autre garde anonyme, au regard des visiteurs. L’uniforme colle au corps, comme la forme tient au fond. L’image elle-même est une seconde peau.