contact rubrique Billets & Chroniques : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“les voyages de Marie-Nelly Denon-Birot”
Divagation II

Bordeaux, le 11 août 2014

 image suivanteimage précédente

LA DEUXIÈME PART DU RÊVEUR  BORDEAUX 2005

  1999 Paris - Madrid : 2 heures 30
       Madrid - Bogota : 8 heures.


  Décembre, un jeudi, 19 heures an III du tram.
Ce que je vais te narrer, à toi l’homme qui a passé le noir fleuve de la vie ailleurs, c’est ce qu’une très belle fille brune m’a raconté ce soir dans le tram du retour. Tu sais le B, celui que je prends après le A.


Elle m’a vivement émue cette fille ! Son histoire m’a paru suffisamment réelle pour que je te la raconte. A ma façon, évidemment, si tu le veux bien. D’ailleurs, est-ce vraiment une histoire ou simplement des phrases mal comprises que j’ai voulu traduire selon mon cœur du jour ? Ai-je vraiment tout entendu ? Son étrange beauté, plutôt latine, a du pousser mon oreille à supposer des mots non prononcés. Ces mots ont absolument voulu fleurir pour que cette tifi venue de loin demeure dans ma mémoire.

Ce soir, pas la moindre place où j’aurais pu reposer un peu mon corps trop fatigué. Comme d’habitude, si tu montes dans le tram devant la cathédrale tu trouves rarement un siège vacant. Un cahot — car ce mode de transport n’en est pas du tout exempt — un cahot, disais-je, et me voilà projetée sur un manteau rose vif. Et me voilà happée par une main longue, fine, d’une couleur absolument, absolument… bon… je ne sais plus comment la définir !

Après les politesses d’usage je remarquai qu’un léger accent patinait sa voix très douce. Tu connais mon attirance pour les êtres qui me semblent venir du côté des Amériques plutôt centrales ou du Sud ?

Tout alla très vite. Nous nous sommes saluées comme d’anciennes connaissances et eûmes aussitôt quelques échanges sur la beauté de Bordeaux, sur les avantages du tramway… lorsqu’il n’avait pas de soucis mécaniques… A propos des voyages, nous avons été extrêmement prolixes, les instants filant bien plus vite que notre moyen de locomotion nous en arrivâmes à des confidences.
  …….
Elle a pleuré, au creux de ma fatigue appuyée aux portes du véhicule, sa douleur de ne plus être près du garçon qu’elle a aimé, là-bas, très loin. Elle m’a parlé de Bogotá, et encore de Bogotá. Avec ses hautes pommettes, sa bouche presque violette à force de chairs mêlées, j’ai fini par la nommer, en moi-même, la Colombienne.
  C’était donc une Colombienne.
Après tout le reste n’est qu’un tissage de lettres fabulatrices et de songeries couleur de miel et d’épices.
  Alors je l’imagine…
Je l’imagine… Je l’imagine... Elle vivait dans une odeur de café fort, dans un halo de rêves brutaux, dans une soif de fin de violences…
  Je pense que l’ai aimée un instant.
  ………..
Je l’ai même vue, un instant, là bas.
…La tasse blanche, vieille porcelaine aux dorures usées, fumant encore et le café qu'elle avait contenu tachant sa pâleur d'une nuée brunâtre…

Je la vois de mes regards sans frontières : je vois sa main si longue, étroite, bistre, aux ongles carrés et légèrement mauves, reposer la tasse sur la table en acajou. Une table sombre, ronde, lourde, qui se met à luire dans la demi-pénombre. Une demi-pénombre enclose de volets fermés, de rideaux tirés, dans laquelle s'incruste un angle de lumière, grâce à une porte à peine entrebâillée.

Cette porte… que la main longue, étroite et bistre, a poussée doucement pour sortir de la pièce où flottait encore un parfum de café fort. Sur la terrasse vibrante de lumière, une femme, très jeune, a cambré sa mince silhouette, a dressé haut ses seins, a grimacé et s’est assise à même les dalles. Puis elle a contemplé le jardin dont la sauvagerie contrainte dévale la pente à n’en plus finir. La maison étant bâtie sur une hauteur on peut apercevoir, très en contrebas, des constructions de toutes natures, tu vois bien ce que je veux te dire ?
  « Des constructions ? » ton esprit interroge en silence ma rêveuse catalepsie.
Enfin pas tout à fait cela ! Mais des entassements dans lesquels vivent les plus démunis de la grande cité. A une certaine hauteur la ville expose des habits royaux, uniquement réservés aux nantis.
   « Sara que fais-tu ? Prépare-toi, ils vont arriver ! »
Le r du prénom lourdement appuyé-adossé au a lumineux – noir peut-être ainsi que le dit Rimbaud – mais si envolé lyrique femme, lyrique flamme, le r donc chante encore en ce moment à mon oreille de papier carmin.

Celle qui a été ainsi interpellée s’est relevée, vivement. Une lourde, épaisse, vivante tresse brune a zébré l'air autour de ses épaules. Sa bouche charnue, violette, a plissé une moue dégoûtée. Ils, les familiers, les proches, vont arriver et faire la fête en son honneur ! Ils lui souhaiteront un bon voyage et un bon séjour à Bordeaux où elle rejoint une tante très âgée.
Comment sauraient-ils que ce voyage a été un prétexte pour fuir Bogotá et ses violences ? Son visage triangulaire s'est animé d’une rage mal contenue, ses hautes pommettes d'indienne se sont ternies et ses yeux en amande ont scintillé de lueurs adamantines, larmes ou colère ?
  ………..
Puis elle est partie, avec un petit morceau de cœur devenu tout froid de la tristesse de laisser une aïeule très âgée, tout là-haut dans un petit village indien. Elle y a, aussi, laissé ses vieilles légendes, ses chants enfantins, ses certitudes d'être une digne descendante d'Espagnols conquérants et d'Indiens inépuisables.
  Elle est partie…
  ………..
Maintenant elle se tait, elle n’a plus envie de parler, car elle a laissé un autre lambeau de cœur au pays. Ce Ramon qu’elle a tant et tant aimé et qui serait si peu digne d’elle, d’après la famille. Elle est partie, lui laissant, à lui, une petite chance de vivre plus longtemps…

Est-ce tellement important de partir… ou de rester dans un pays qui finit par lui faire si peur ? Une ombre de tristesse semble colorer les yeux de la jeune femme assise maintenant en face de moi. M’a-t-elle raconté tout cela ?
  Ne l’aurais-je pas rêvé ?

C’est un peu comme si, réveillée d’un somme très bref, un moment de vide s’étale en moi et cherche à me faire croire que j’ai tout imaginé. Ah ! Nouste Ségné ! A quoi le tram peut-il me mener en fin de journée ! Je crois que je vais encore une fois te faire sourire en te racontant mes histoires de quat’ sous.

Dents d’ivoire dans visage sombre, sourire impossible, ombre de mes désirs de sourire, ombre de mes propres défis, ombre de mes craintes, je veux t’imaginer souriant devant moi.

  Peixotto. Je ne m’y attendais plus !
  Peixotto. Je descends et j’oublie la trop belle narratrice.
Il me tarde rentrer à l’abri des murs et vous oublier, tous, une fois pour toutes.
  Peixotto.

  Enfin le Tram !