Au Pompadour Center en Grande Caragne du Sud
Ce soir, comme il ne faut jamais se tenir trop éloigné de la compagnie de ses semblables, nous profitons d’une accalmie entre deux averses pour découvrir le Pompadour Center. Un vaste édifice, que l’on appelle aussi le « Musée d’Attraction et d’Activité du Renouveau Culturel », autrement dit le M.A.A.R.C. Il faut également dire qu’un voyage dans ce magnifique pays, la Grande Caragne du Sud, ne serait pas complet si je n’avais pas cette saine curiosité de pénétrer, enfin, le prestigieux bâtiment du Pompadour Center. Novateur, il le fut, sans conteste. L’architecte coupable d’une telle virtuosité ne put hélas l’inaugurer, le 9 juillet 1947 ; la veille des festivités, une malencontreuse fuite de gaz dans son appartement devait clore prématurément une brillante carrière. Dès l’ouverture du M.A.A.R.C. le monde entier se pressa pour découvrir l’œuf géant. C’est ainsi qu’il fut très vite surnommé par la critique, car précisons-le ici, ce bâtiment imposant, n’ayant pas moins de soixante étages, se singularise par cette forme si caractéristique qui rappelle immanquablement celle d’un œuf de poule… Mais un œuf géant ! La petite histoire nous dit qu’une certaine Régine Pompadour, propriétaire du cabaret « La Lanterne » aurait cédé généreusement son établissement à l’Etat sous condition d’y ériger un musée d’art contemporain. En hommage à la bienfaitrice, le phare maritime qui longtemps surplomba le célèbre établissement nocturne fut installé au sommet de l’actuel édifice. Il y rayonne depuis, et son inlassable lumière rouge ne cesse de rappeler à tout un chacun son devoir de curiosité envers l’art et la culture.
Mais ce soir, jour de vernissage, c’est Madame la Ministre de la Grande Culture, qui inaugure l’exposition de l’artiste international, Jean-François Quons, plus communément appelé Jeff Quons Int. L’affluence des badauds, qui se pressent devant les monumentales portes du bâtiment, est révélatrice de l’intérêt que suscite la présence de l’artiste. Nous pénétrons enfin dans le hall du Pompadour Center, et là le visiteur est prodigieusement accueilli par une œuvre monumentale : un chat de plus de trente mètres de haut ! L’effet en est saisissant. Nous sommes étourdis par cette virtuosité qui est, sans contestation possible ou imaginable, rappelons-le, la marque de cet artiste internationalement reconnu. Le chat géant, semble vivant ! On découvre à la lecture de la brochure, ceci expliquant cela, que ce chat, tout comme les cent-autres chats miniatures qui jalonnent les espaces du musée, est recouvert de poils ayant appartenu à ces adorables petits félins.
L’artiste explique ainsi sa démarche créatrice : « L’authenticité est ma qualité de plasticien performeur et c’est ma parfaite maîtrise de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie et de la théologie qui m’assure cette facilité pour traduire les grands phénomènes de l’humanité. Je veux saisir la foule, lui faire traverser l’expérience de la différence entre les humains et les chats. Nous devons nous poser une question : les chats sont sans aucun doute nos amis, mais les humains sont-ils les amis des chats ? » Une imposante démonstration de la parfaite adéquation entre art, hygiène de vie et esprit d’entreprise que l’artiste international affirme en ce lieu, avec son élégance coutumière. Nous manquerions à nos obligations d’informations si nous omettions de préciser : que l’artiste est aussi Président Directeur Général de l’entreprise de toilettage pour animaux « Cats say Yes », qui regroupe plus de quinze mille enseignes à travers le monde et plus particulièrement en Asie. L’ambiance est bon enfant, des serveurs en tenue de soirée circulent dans la foule maintenant compacte, distribuant des gobelets d’eau citronnée : la consommation d’alcool en Grande Caragne du Sud étant strictement prohibée dans les espaces publics.
Au gré de nos déambulations nous ne cessons de croiser les chats de Monsieur Quons, mais à bien y regarder de près, tous ces chats ne cessent de nous intriguer, en effet leurs yeux semblent vivre ! Je regrette maintenant d’avoir trop tôt interrompu la lecture de la brochure car j’aurais eu, la réponse à cet espèce de sortilège. Tous les yeux de ces chats sont équipés de caméras qui filment en temps réel la soirée du vernissage. Et l’on apprend ainsi que chacun des chats est relié à un écran, d’où la diffusion instantanée aux quatre coins du monde des images de cette fantastique soirée. Ces écrans sont disséminés du pôle Nord à l’Arctique, en passant par les hauteurs de l’Himalaya jusqu’aux confins de la péninsule Arabique. Cette prouesse à elle seule justifie la reconnaissance internationale de ce jeune chef d’entreprise. Reconnaissance, d’un artiste démesuré, oh combien essentielle, extatique même, lorsque nous réalisons que le chat géant du hall d’entrée du musée diffuse en direct les images de la soirée sur un écran géant fixé sur un satellite qui tourne inlassablement au-dessus de nos têtes de terriens ! Les images du vernissage en direct dans l’espace !
Mais, taisons-là notre admiration débordante, en cet instant des hauts parleurs nous annoncent que Madame la Ministre de la Grande Culture s’apprête à prendre la parole. La foule est tenue à distance de l’estrade des officiels, par un cordon sanitaire des membres du service d’ordre, le G.P.T.O. (Garde de Protection des Travailleurs et des Oeuvres). Madame la Ministre expose, longuement, la politique gouvernementale en faveur de la création artistique… Avant de laisser la parole à l’artiste, elle souhaite, maintenant, apporter des clarifications concernant une grève du personnel du musée, grève qui a failli retarder les festivités. Elle assure avoir bien entendu le message des grévistes et déclare que l’Etat s’engage à l’amélioration qualitative des plats de la cantine du personnel du Pompadour Center. La foule applaudit, visiblement soulagée qu’un conflit social puisse se régler avec autant d’efficacité. L’artiste, prend enfin la parole. Il est hélas inaudible, le micro ne fonctionne plus, et visiblement le traducteur patenté ne s’est pas présenté à l’appel de son nom. Malgré ce désagrément, Jeff Quons Int. semble toutefois heureux d’être parmi nous, le sourire ravageur de l’ancien acteur de film porno n’a rien perdu de son charme légendaire. Il sautille maintenant d’un pied sur l’autre, au rythme d’une musique indo scandinave qu’un jeune disc jockey Qatari improvise depuis un podium lumineux.
Un nouveau tonnerre d’applaudissement salue une performance improvisée de l’artiste : il vient en effet de faire la roue sous nos yeux ! Il est vrai que ses talents sont multiples et une lecture attentive du monumental panneau surplombant de l’estrade, nous apprends que cet ancien champion de tennis de table a été tour à tour dresseur de tigre dans un cirque au Kazakhstan, courtier en assurance au Mexique, pilote de formule 1 en Islande et enfin directeur d’une chaîne de télévision culturelle en Europe, avant de s’engager dans le monde de l’art.
Une sirène retentit subitement. Nous apprenons que l’écran, se trouvant au sommet du minaret de la mosquée de Samarra en Irak, venait de cesser d’émettre des images. Un peu plus tard, dans la soirée nous apprendrons par la Radio Nationale Populaire que ce désagrément avait été causé par la destruction suite à un attentat à la bombe, de la tour de la mosquée, accessoirement support d’écran pour cette soirée.
La confusion provoquée par cet événement est à son comble. On devine une inquiétude, on s’agite sur l’estrade des officiels, l’artiste est finalement évacué sous la protection des boucliers du GPTO, alors qu’un homme de grande stature prend le micro. Le Ministre des Forces des Propositions Positives demande d’une voix calme le silence. Sa chemise blanche, grande ouverte sur son costume italien, resplendit sous les feux des rampes lumineuses. D’une voix profonde, vibrante, il entonne un chant guerrier, que je crois deviner être l’hymne national. Il y est question de sang, d’égorgement, d’ordre, de liberté d’expression et d’égalité. Essoufflé, il annonce que suite à cet acte de vandalisme, que le vernissage est interrompu et invite la foule à se diriger dans le calme vers les sorties du Pompadour Center. La foule muette, soigneusement encadrée par le service d’ordre, est canalisée vers les portes du musée.
Cette mémorable soirée touche à sa fin. Je quitte les lieux, enchanté d’avoir été le témoin d’un spectacle inoubliable. Mais devrais-je l’avouer, je cède à la tentation en m’attardant dans la boutique du musée et jette mon dévolu sur un petit objet, création de l’artiste international, un étui en poils de chat pour mon téléphone portable.
J. Barthou de Pires, Bruxelles, mars 2015
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