LA TROISIÈME PART DU RÊVEUR — BORDEAUX 2005
O ! Ce tram ! Il ressasse avec son bruit de roulement, avec tous ses grincements lorsqu’il tourne, lorsqu’il roule, avec ses odeurs de cigarettes tout juste consumées, avec les odeurs de certains corps bien mal lavés, ce tram avec tout cela et bien d’autres vérités, me renvoie à mes tourments, à leurs tourments.
Et j’ai encore tant à te raconter, tellement de mes pensées hallucinées veulent aller vers toi ! J’ai la sensation terrifiante de n’exister qu’en rêves depuis que tu es parti. Tiens, c’est comme aujourd’hui… Figure-toi que ce matin l’air était glacial, le vent cisaillait le peu de mon visage qu’il pouvait saisir… J’ai tourné la tête avec difficulté. J’ai vu arriver, vers le quai sur lequel j’attendais avec ton ombre, un long soleil couleur d’acier gris bleu avec ce regard unique qui m’inquiète et m’apeure depuis quelques jours. Je suis montée très vite, avec ta nuée, dans le soleil gris bleu. Ainsi ne verrai-je plus ce regard cyclopéen qui me perturbe tant.
Je suis montée très vite dans le tram, trop vite. J’ai senti que je heurtais un obstacle froid, rigide, j’ai, tout à coup, eu très mal, je n’ai plus rien vu. Un goût de métal, fade, écœurant, s’est répandu dans ma bouche, dans mon corps, dans mon cerveau.
Mon Dieu que j’ai sommeil…. Et la voix impersonnelle a dit : “Bergonnié”…. Elle a un style météor cette voix que nous entendons à chaque station ! Même si nous glosions durant des semaines entières, il nous faudrait reconnaître que cette voix a oublié l’accent d’ici. Impersonnelle, je te l’ai dit. Tu sembles atterré par ma réflexion : « Mais enfin quand vas-tu cesser de vaticiner sur tout et n’importe quoi ? » Je me tais. Il vaut mieux que je hausse les épaules. Je trouve ton regard dubitatif un peu dérangeant. Je frotte nerveusement mon mollet qu’un cartable trop rempli a dû sauvagement heurter, sans même me prier de l’excuser. Tu vas encore me dire : « Un cartable cela n’a pas d’âme ! » Certes il y a déjà longtemps que je le sais ! Un sac, une valise, ou un cartable, sont tous dénués de cet aspect de seconde nature dont nous les humains sommes, en principe, censés être pourvus. D’ailleurs je n’ai pas envie de conceptualiser ce matin, pas de philosophie d’arrière tramway, si tu le veux bien. Tu sais « de la philosophie de classe de quatrième ». Disons que l’salope qui a prononcé ces mots ne doit jamais oublier que moi, dussé-je vivre plus de cent ans, je n’oublierai pas.
Il fait chaud, la chaleur qui se dégage de cette bonne centaine de corps embue la vitre. J’ai beau l’essuyer, je ne parviens pas à voir où nous sommes. Quelques exclamations arrivent des places proches. Des gens qui ont trouvé des sièges, eux ! Pas comme toi, des rapides, eux, qui ne craignent pas de bousculer les autres, des égoïstes matinaux…. Rira bien qui rira le dernier ! Un jour ils seront vieux, ils verront alors. Moi, je maugrée rarement, surtout en public ! Je n’oublie pas que je dois me tenir ! Moi donc qui ne maugrée guère, je me surprends à susurrer entre mes dents serrées quelques lazzis bien sentis.
Je te pousse violemment du coude... Ecoute donc au lieu d’avoir figé cette espèce de rictus idiot sur ton visage des mauvais jours. Ce visage qui semble se creuser davantage. Es-tu frappé de surdité ? Et ces gens qui paraissent tous venir au même endroit ! Mais, que croient-ils ? Qu’il y a de la place près de moi ? Le monde marche donc sur la tête ! Tiens, justement, le bruit lancinant du roulement me donne l’impression que je m’évade dans un genre de rêve troublé par les autres. Tu entends bien ce que moi j’entends ? Des hurlements stridents se répandent comme une nappe de brouillard. La soudaine vacuité de tes yeux m’inquiète. Qu’importe, car tout à coup une voix chaude me rassure, déroulant quelque chose de tiède, savoureux : « Tout autour de la Terre… » Ils sont tous devenus silencieux, dans le tramway qui se met à rouler sur le trottoir pour laisser passer de lourdes carrioles pleines de légumes. Ils sont tous devenus sans couleur, leurs paroles suspendues, là, comme des oiseaux gelés dans l’air d’une saison infernale. Et le tramway s’est mis à reculer, reculer, reculer jusqu’au ruines de cette abbaye près de la route. Ils sont restés là. Comme sans rien regarder. Il semblait bien que plus personne ne voyait les autres. Les paroles s’étaient envolées, collées au plafond du tramway comme des oiseaux aux grilles de leurs cages. Je te regarde, tu ne sembles pas me voir. Dis, tu ne me vois plus ? Et ton visage qui me suit où vais-je le retrouver ? J’essaie maladroitement de rire, en faisant attention à mon maquillage encore tout neuf dans le petit matin. J’entends comme un grincement et le bruit d’un livre qui s’évade sur un sol mouvant. Cela tinte très fort dans le tramway du vendredi et les voyageurs ne cessent pas d’être pâles et leurs conversations voudraient s’enfuir elles aussi. Mon Dieu que j’ai mal ! Tout ce blanc, ces odeurs, j’ai mal.
Oui j’ai mal ! Mais enfin regarde-la ! Elle m’examine ironiquement. As-tu vu comment elle est vêtue, avec son petit sac porté au dos, jupette plissée comme une lycéenne ! Ses cheveux gris attachés avec un ruban de velours rouge ! Oui, je vois que tu la reconnais. C’est ma Zombi favorite ! Cela ronronne à mes côtés, il y comme des sifflements, des basculements et toujours ces odeurs qui me soulèvent l’estomac. Je t’appelle, il me semble que je crie ton nom. Je crie ton nom ! Tu penches vers moi ce visage que ton dernier petit-fils ne verra jamais. Je te regarde. Tu me regardes. Je me regarde, … allongée sur ce lit blanc, si blanche, ma main gauche crispée sur ma poitrine inerte. … Je me regarde et je ne suis plus fixée au plafond avec les paroles folles et les oiseaux lyres du poète… Je tombe, je crois que je tombe. Oh que c’est loin la Terre ! « Tout autour de la Terre… »
“Saint Nicolas”, aurait dit le Tram… Pour moi ce serait plutôt Saint Pierre !
Enfin le Tram.
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