Aujourd’hui, un rayon de soleil providentiel accompagne notre nouvelle enquête jusqu’au parc de la Révolution du 9 juillet 1937, qui accueille l’incontournable rendez-vous de la vie intellectuelle en Grande Caragne du Sud : le congrès annuel de la Fédération Nationale des Syndicats des Enseignants de l’Art.
Bien plus que la signalétique, étrangement inexistante dans cette merveilleuse république, c’est la très forte odeur de saucisses grillées qui envahit déjà les rues dès la sortie du métropolitain, et qui oriente nos pas jusqu'à l’entrée du parc. Mais avant de pénétrer les lieux, nous nous soumettons à une fouille réglementaire. Fouille que nous supportons avec une bonne humeur relative, pour ne pas dire avec résignation, tant cette pratique semble culturellement admise dans ce pays. S’ensuit évidemment le sempiternel formulaire administratif à compléter : identité, domiciliation, grade dans l’enseignement, groupe sanguin, et surtout une déclaration sur l’honneur que notre présence ici n’est pas motivée par « une volonté délibérée de porter atteinte à l’intégrité physique des intervenants du congrès ».
Une fois ces formalités d’usage remplies, nous pouvons enfin nous introduire dans l’enceinte du site. La densité de la foule, les poussettes d’enfants, les lourds sacs à dos des visiteurs contraignent à un piétinement laborieux soulevant des nuages de poussière. Nous nous excusons souvent de renverser malencontreusement les barquettes en plastiques dégoulinantes de frites saucisses. Des odeurs de barbe à papa, de merguez et de gaufres au chocolat se mêlent aux effluves du crottin des poneys, tirant avec peine des carrioles chargées de visiteurs à la mine réjouie. Des hauts parleurs crachotants invitent chacun à bien respecter les règles en matière d’hygiène et de sécurité, nous rappelant, en autre, qu’en Grande Caragne du Sud, la consommation d’alcool et de cigarettes est strictement prohibée. Le tout entrecoupé par des variations lyriques de l’hymne national dans toutes les langues que notre humanité a pu produire. Les services de la communication du Ministère de l’Enseignement Populaire et Egalitaire nous ont délivré un badge en forme d’étoile Rouge, nous ouvrant toutes les portes de cette manifestation. Nous progressons péniblement jusqu'au chapiteau qui doit accueillir les intervenants mandatés du puissant syndicat.
De nouveau, un service d’ordre, inspecte d’autorité chaque visiteur, nous invitant là encore, à remplir un formulaire, qui à peu de chose près est identique au premier… Sauf qu’il faut maintenant déclarer son éventuelle addiction à l’alcool et au tabac. Notre condition, car nous avons le privilège d’être Belge, nous permet d’échapper à cette formalité, auquel cas nous aurions bien des dérèglements à confesser aux autorités locales.
Une hôtesse accorte distribue les plaquettes d’informations grâce auxquelles nous pouvons enfin découvrir la nature des échanges qui doivent suivre : « Promouvoir et valoriser l’entrepreneuriat dans le champ des industries populaires de la culture ».
La foule ici est quelque peu différente de celle que nous venons de quitter, composée essentiellement d’hommes en costumes trois pièces et de femmes en tailleurs masculins. L’ambiance y est feutrée et porte naturellement au chuchotement. Des applaudissements viennent soudainement ébranler le calme qui règne sous le chapiteau, saluant l’arrivée du Président de la FNSEA qui s’installe derrière une longue table qu’occupent déjà plusieurs intervenants. L’homme de forte carrure, le teint rougeoyant, rajuste son costume et s’empare du micro. Après les salutations d’usage, les félicitations aux organisateurs du congrès et les remerciements obligés aux trois Ministères présents, celui de la Grande Culture, celui de l’Enseignement Populaire et Egalitaire et enfin celui du Redressement Industriel pour l’Avenir, le discours tant attendu du Président peu enfin débuter.
Nous tendons l’oreille :
« Au cours des trente dernières années, les théoriciens de l'économie de l’art ont surtout affiné leurs analyses de l'entreprise artistique comme cellule de production. L'économiste ou le conseiller de gestion apporte à l'entrepreneur agissant dans le cadre d’une activité à caractère artistique, un calcul de rentabilité plus rationnel. Dans le contexte fiscal, commercial et bancaire que l'on connaît à l'heure actuelle, cette lecture de l'entreprise n'a pas de peine à trouver sa justification. Cependant des approches complémentaires s'avèrent aujourd'hui nécessaires, qui tiendraient plus largement compte des acteurs du monde de l’art dans leur singularité, de leurs stratégies, de leurs aspirations ou des contraintes qu'ils ressentent. Vaste tâche, sans aucun doute, d'imaginer des schémas selon lesquels les besoins du créateur et de son entreprise ne seraient pas arbitrairement dissociés. L'articulation entre une production et son environnement ne se limiterait pas aux filières des produits et aux relations commerciales. Produire, investir ne seraient plus en concurrence... Utopie ? Pas nécessairement, si l'on s'efforce de comprendre comment l'acte d'entreprendre en art est le résultat d'une stratégie à plusieurs dimensions. Nous pouvons en esquisser quelques traits à partir d'enquêtes sur l'expression économique de créateurs plasticiens - très précisément une soixantaine d'entretiens non-directifs réalisés entre 1937 et 1997 dans les régions du nord de la Grande Caragne du Sud. La première leçon de ces enquêtes réside dans la non-pertinence des interrogations de départ. Partis pour examiner la maîtrise par les artistes de notions "économiques" comme amortissements, bénéfices, autofinancement, charges fixes, court terme, dettes, salaires, stocks, subventions, etc., nous avons rapidement réalisé que la "culture économique" des plasticiens est le fruit de leurs contacts avec leurs partenaires banquiers, acteurs des administrations culturelles, et de leur pratique des médias... »
Six heures s’écoulent avant de percevoir ce que nous supposons être la conclusion de cette magistrale leçon d’économie. Une bouteille d’eau engloutie, notre tribun reprend la parole :
« Ils ne semblent guère différer en cela des autres catégories socio-professionnelles disposant des mêmes moyens de formation et d'expression. Nous avons aussi été frappés par le fait que les libres propos tenus sur la marche de l'entreprise artistique n’empruntaient rien ou presque à ce vocabulaire. À l’inverse les notions souvent imagées utilisées par les acteurs de l’art pour décrire, mettre en ordre, décider, contrôler leurs actes productifs, leurs échanges, leurs consommations, leurs rapports au temps renvoient à des cadres de référence multiples qui ne s'unifient dans une problématique "classique" d'économiste que de manière superficielle et comme par un effet de mimétisme ou de courtoisie pour le spécialiste. »
C’est enfin terminé.
Un déferlement d’applaudissements cataclysmiques vient saluer l’énergique Président de la Fédération Nationale. Il s’éponge le front, rajuste une nouvelle fois son pantalon et s’efface de la tribune. Un intervenant en profite pour se dresser au bout de la table, empoignant avec vigueur le micro qui lui échoit. C’est maintenant au Secrétaire Général de la cellule des Artistes Entrepreneurs de la FNSEA de s’élancer dans un discours que nous craignons tout aussi long.
Nous profitons de ce changement d’orateur pour nous éclipser et tenter une incursion jusqu’aux loges VIP. L’étoile Rouge que nous arborons fièrement à la boutonnière augure bien des privilèges qui nous permettent de franchir allégrement un nouveau barrage du service d’ordre. La traditionnelle fouille au corps ne semble plus de rigueur et nous arrivons dans un salon superbement aménagé, illuminé par des lustres Vénitiens, qui inondent d’une lumière diaphane des tables chargées de plats débordant de fruits et de gâteaux multicolores. Des serveurs en livrée se faufilent habilement entre les nombreux convives, distribuant force coupes de champagne. L’ambiance ici est resplendissante, un véritable défilé de mode, agrémentée par des personnages richement vêtus à la façon de ces émirs du Moyen-Orient qu’accompagnent de superbes jeunes femmes à la blondeur déroutante.
Nous voudrions trouver un interlocuteur pour étoffer notre article, mais le niveau sonore d’une musique indo-scandinave d’un jeune disc jockey Qatari, empêche de se faire comprendre.
Au fond de l’immense salle nous apercevons enfin le Président de la FNSEA affalé dans un fauteuil, un jeune homme sur les genoux, un cigare planté entre les dents, riant à gorge déployée. Nous reconnaissons enfin Madame la porte-parole du Ministre de l’Enseignement Populaire et Egalitaire qui accueille notre empressement par un sourire courtois. C’est une grande Castafiore fiévreuse, avec un visage pompeux que rien ne semble émouvoir. Son regard condescendant se balade nerveusement au-dessus ne nos épaules. Nos questions l’embarrasseraient-elle ? Autant saisir une coupe de ce champagne si généreusement offert.
Nous sentons qu’une main sur l’épaule nous interpelle.
« Ne seriez-vous pas le responsable de la commission des achats du Ministère de la Grande Culture ? »
Nous répondons par la négative, l’impromptu affiche alors une mine navrée, se détournant nerveusement vers un autre convive. Madame la porte-parole a profité de cet intermède pour s’éclipser, se faufilant telle une gracieuse anguille dans une foule qui ne cesse d’augmenter. Nous n’en saurons pas plus sur le sujet de l’enseignement de l’art en Grande Caragne du Sud. Aussi nous rabattons-nous vers un stand gouvernemental qui propose le DVD officiel du Congrès : « Oxymore, art urbain et économie – les pratiques enseignantes du monde de l’art pour le renouveau et le partage d’une citoyenneté ouverte sur la modernité ».
Trouverons-nous le sommeil…
J. Barthou de Pires, Bruxelles, avril 2015
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