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“la chronique des lecteurs” Les enquêtes de Jean Barthou de Pires
QUI VA PIANO VA SANO
Bruxelles, mai 2015

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Inauguration de la sculpture du Père Fondateur de la Nation.

Sept heures du matin. La place du 9 juillet 1937 s’anime.

Des hommes lourdement équipés de boucliers se positionnent en rangs serrés autour de la place. Les agents municipaux installent des barrières métalliques délimitant un corridor sécurisé, allant des portes du Palais présidentiel jusqu’au centre de la place. Au milieu de cette dernière se trouve une immense installation, sorte de colline recouverte d’une toile blanche que les premiers rayons de soleil illuminent avec volupté. Aujourd’hui c’est l’inauguration de la sculpture qui doit commémorer le centenaire de la naissance du père fondateur de la République Populaire Démocratique de Grande Caragne du Sud.

Il y aurait bien un nord à ce pays ? Le réceptionniste de notre hôtel, nous a encore affirmé ce matin que les habitants, ceux de la Caragne du Nord, n’avaient qu’un seul but : les envahir ! Une nouvelle enquête s’imposerait afin d’en avoir le cœur net. D’autant plus que la Caragne est bel et bien un pays et que la région dont nous avons le privilège d’étudier les mœurs depuis quelques semaines n’a de Grande que son nom et non sa taille.

Dans l’immédiat, ne pouvant nous attabler à la terrasse d’un café, nous nous rabattons sur notre providentiel thermo.
L’animation est à son comble, et les va-et-vient des hommes en armes, des équipes de nettoyage, des dérouleurs de tapis rouge, des hôtesses en tailleur fuchsia, des journalistes de l’unique chaîne publique d’information, donnent l’impression de préparatifs dignes d’une grande bataille. La chaleur qui s’installe maintenant sur la ville nous oblige à chercher un endroit où nous abriter du soleil. Dans l’immédiat, ce sont les arcades baroques de l’ancienne place des Princes de Caragne qui accueillent notre désarroi.

Mais puisqu’il faut attendre, attendons… Nous reprenons la lecture du petit livre qu’une vieille amie bruxelloise a eu l’obligeance de nous confier avant notre départ.
« Il y a une trentaine d’années, je faisais le voyage d’Italie. J’avais vingt ans. J’apprenais l’italien, j’étudiais l’histoire des arts et l’histoire du Risorgimento, je m’émouvais des gloires de la place publique et de celles qui se perfectionnent dans la solitude ; je lisais les poètes et je regardais les charmantes figures des jeunes Italiennes pareilles aux vierges des musées. Autour de moi tout était poésie, romanesque, volupté. Ces heures déjà lointaines, je les revois nettement, comme des îles brillantes sur la mer, et je me rappelle, entre autres, un jour que j’ai passé à Monte Olivetto, près de Sienne, dans le vieux couvent rouge sur la colline de cyprès noirs. Depuis lors, beaucoup de plaisir et d’ennuis sont venus s’interposer entre mon esprit et ces images du passé. N’importe ! Je respire encore les plaisirs que ce printemps italien dégageait de l’immense paysage raviné, calciné, planté d’arbres de cimetière… »

Un hurlement !
Notre livre s’en échappe de nos mains ! Nous devons présenter nos papiers à deux hommes de la STASI (Sécurité Territoriale Armée de Sauvegarde des Institutions).
Notre habilitation visée et tamponnée les rassure, mais nous devons quand même remplir un formulaire déclarant que notre présence ici n’est pas motivée par « l’intention de porter atteinte à l’intégrité physique du chef de l’Etat ». On nous épargne, par bonheur, la traditionnelle fouille au corps, spécialité pourtant si tenace de cette merveilleuse contrée.

La foule silencieuse est soigneusement encadrée derrière les barrières, et n’a pas accès à la place. La veille, suite à des informations concernant un complot de la Caragne du Nord contre son voisin du sud, le fringuant ministre de la Sécurité d’Etat contre la Xénophobie, avait décrété l’état d’urgence et la fermeture de l’unique aéroport du pays.
Un défilé de véhicules officiels pénètre sur la place. Les portes du Palais présidentiel s’ouvrent. Les têtes se tournent au moment où les cavaliers de la Garde Présidentielle déboulent au galop, suivi de la course à pied du Service de la Fanfare Populaire. Dans un fracas incroyable de piétinements de sabots, de cliquetis de sabres, de chocs des instruments en cuivre et d’ordres hurlés par les officiers, on devine que le moment tant attendu du rendez-vous est bientôt proche.

L’émotion qui s’affiche sur les visages des officiels est palpable. On réajuste les costumes, on se frotte les chaussures contre le pantalon, les dames repositionnent en ordre leurs cheveux, certaines, affublées de véritables pièces montées, font appel au groupe des Coiffeurs Officiels de la Nation pour les assister.
Nous reconnaissons le Ministre de la Grande Culture en costume à paillette à col montant. Nous précisons ici que le port de la cravate est prohibé, comme le sont les chaussures bicolores attribut spécifique du chef de l’Etat.

En rangs serrés, que dis-je : comprimés, nous apercevons les ministres du CPACON (Consensus Populaire d’Action Citoyenne d’Ouverture Nationale), de l’Innovation Médicale Responsable, des Laboratoires Pharmaceutiques, du Renouveau de l’Egalité des Chances, du Travail pour l’Unité Citoyenne, des Conserveries Populaires, de la Protection des Fonds Marins et bien d’autres…
Nous consultons la liste des membres du « Gouvernant Officiel » – un document broché de 241 pages – dans les pages duquel nous ne recensons pas moins de 87 ministres et 756 secrétaires d’Etat. Tous sont présents aujourd’hui. Fort heureusement les dimensions de la place autorisent ce genre de regroupement d’exception.

L’attente sous le soleil est maintenant accablante, et rien ne permet de soulager les corps en souffrances. Pour l’heure aucune buvette ne viendra nous secourir. Un arrêté ministériel datant de 1937, interdit l’activité commerciale les jours anniversaires de la République. Nous pouvons même comptabiliser ces jours au nombre respectable de 165 sur l’année.
Nous attendons deux heures avant de percevoir quelques mouvements du côté du Palais.
Une certaine agitation se fait sentir, les chevaux piaffent, le personnel municipal s’affaire au ramassage du crottin qui s’accumule d’une façon inquiétante.


Encore deux heures.
Puis soudain la soldatesque se fige dans un grand fracas de talons qui claquent : les portes du Palais s’ouvrent. Le président de la République fait son apparition.
Il porte un spencer blanc à dentelles, très près du corps, rehaussant sa taille brève, et qu’un pantalon rouge carmin vient agrémenter avec brio. Nous sommes toutefois surpris par le choix de ses chaussures bicolores où se mêlent l’or et le rose.

Des hauts parleurs expulsent avec puissance l’hymne national, raidissant d’autorité les corps constitués de l’Etat. Quelques pétards se font entendre dans la foule provoquant une agitation nerveuse du service d’ordre. Le dernier couplet touchant à sa fin, le cortége présidentiel avance d’un pas solennel, s’imposant une station devant chaque ministre. Des échanges, des tapes sur les épaules, des mains qui se présentent que le Président par moment refuse de saisir. Nous percevons des commentaires dans notre dos, nous laissant entendre que quelques ministres ont failli dans leurs missions. Des têtes vont tomber.
Le président actuel, fils du Père Fondateur, a choisi personnellement l’œuvre qui doit immortaliser la figure du grand homme de la République. Il s’agit de bien marquer les esprits et de rappeler le sens de la Révolution du 9 juillet 1937.

En Grande Caragne du Sud, le Centenaire de la Naissance du Père Fondateur se fête tous les ans et ce depuis maintenant 44 ans. Un calendrier des cérémonies annuelles est remis à tous les visiteurs du pays, l’on y apprend que la fête de la République est le rendez-vous le plus important de l’année. En poussant notre lecture nous trouvons dans l’ordre le centenaire de la naissance du Père Fondateur, les commémorations des Combattants de la Révolution, la Victoire des Mutins, la Fête du travail et le Grand Prix de formule 1.

Mais revenons à notre cérémonie.
Le Président est maintenant arrivé au centre de la place, il gravit les marches de l’estrade officielle.
Une frénésie d’applaudissements s’empare alors des ministres. D’un geste de la main, le président impose le silence. Le discours peut enfin commencer.
Nous n’entendons rien si ce n’est un léger chuchotement de là où nous sommes. Le fracas assourdissant de l’hymne national aurait-il eu raison des hauts parleurs ? Des mots semblent pourtant se détacher et se répéter avec plus de netteté, car hurlés par le chef de l’Etat : « les moments forts… l’esprit du 9 juillet 1937… l’unité populaire et citoyenne… la condamnation de l’antimutinisme… la défense de la Nation face aux tentatives d’ingérence de la Caragne du Nord… la résistance contre la rébellion de l’intérieur… le combat contre le conspirationnisme et la délinquance routière qui sapent les fondements de l’Etat… »

Cette dernière allégation est pour le moins surprenante à entendre, car nous avons bien remarqué l’absence de véhicules individuels dans ce pays. Seuls les fonctionnaires peuvent disposer d’une voiture, exclusivement de couleur rose pour les catégories C, de couleur jaune pour les catégories B et de couleur noire pour les catégories A. Les autres citoyens se déplaçant en autobus de couleur orange.


Encore deux heures s’écoulent.
Un nouveau tonnerre d’applaudissements ministériels nous fait deviner que l’intervention présidentielle touche enfin à sa fin. Nous voyons maintenant monter dans le ciel des milliers de petits ballons avec l’effigie d’un visage de jeune femme. Près de nous, une dame d’un certain âge semble reconnaître la figure de la nouvelle épouse du chef de l’Etat, la huitième.

Encore un instant, et nous allons bientôt découvrir ce qui se cache sous le grand drap.
Nous retenons notre souffle.

Le drap glisse lentement, tombe au sol, découvrant la sculpture monumentale d’un escargot recouvert d’or ! Quinze mètres de haut, avec ses deux antennes dressées vers le ciel ! La lumière du jour touchant à sa fin, nous n’aurons pas le plaisir d’être éblouis par cette munificence artistique.
Des exclamations se font entendre dans la foule.

L’hymne national explose de nouveau dans les hauts parleurs, aussitôt repris en choeur par l’ensemble des ministres et secrétaires d’état.
La dame se tenant à mes côtés nous précise que l’œuvre a été dessinée par le président en personne, et qu’il a fallu pas moins d’une tonne d’or pour recouvrir l’ensemble, le tout financé par la Caisse des Actifs et Consignations.

Nous sommes stupéfaits par une telle prodigalité, sachant que cette république ne semble pas très en forme économiquement depuis quelque temps, pour ne pas dire longtemps… Depuis notre arrivée dans ce merveilleux pays nous réglons et honorons nos dépenses avec des jetons en plastique. La couleur de la plus claire à la plus foncée en détermine la valeur. Le jeton d’or est le plus recherché, mais il s’avère, semble-il, très difficile à obtenir.

La foule poussée par les boucliers de la Garde se retire silencieusement. L’ensemble du corps de l’Etat se dirige vers le palais présidentiel et s’y engouffre.
La nuit tombe maintenant sur la place du 9 juillet 1937.

Nous sommes seuls, aussi nous risquons-nous jusqu’au pied de l’œuvre monumentale. La sculpture ne s’encombre pas d’une quelconque recherche d’interprétation : elle dit bien ce qu’il faut y voir, un escargot !

Une plaque au sol nous apporte la précision suivante :
En hommage au Père Fondateur de la République de la Grande Caragne du Sud dont « l’idéal de l’escargot » fut la pièce maîtresse de la pensée de son action politique.
Nous aimerions comprendre la véritable nature de cet idéal.


J. Barthou de Pires, Bruxelles, mai 2015