L’étrange voyage d’Harry Gruyaert. Ce livre souligne la dimension hypergraphique de l’oeuvre de Gruyaert car l’aéroport est un concentré de son vocabulaire visuel : intensité des couleurs, géométrie des formes, transparence, jeux de lumière et reflets.
« J’ai toujours été fasciné par les lieux où les gens attendent. J’aime observer leurs mouvements, leurs postures, leurs regards, les groupes qu’ils forment, les situations qui se créent dans ces moments où le temps est comme suspendu. Les aéroports sont des lieux privilégiés car ils possèdent une théâtralité exceptionnelle. Les éléments d’architecture, le mobilier, les couleurs composent un décor où évolue, comme sur une scène, une cohorte de figurants. C’est un spectacle que je ne cherche pas à comprendre mais dont la dimension visuelle m’attire irrépressiblement. » Harry Gruyaert
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texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.
Il n'y a personne, une vaste moquette bleue, des rangées de sièges oranges, la lumière qui entre à travers le vitrage imprime sur le sol un large quadrillage noir. L'avion prêt à s'envoler sur la piste s'embrase des flammes que fait le reflet des sièges sur la façade de verre. Ah si, il y a quelqu'un, on ne l'a pas aperçu tout de suite. Un personnage debout, presqu'une ombre, regarde les pistes dehors, on dirait un enfant qui rêve en regardant les avions. Last Call est autre chose qu'un album de photos d'aéroports ; l'architecture lisse, brillante, cruellement aveuglée de lumières artificielles, est déshabillée, forcée dans sa nudité à raconter une autre histoire que celle de jolies promesses de voyages.
Les photographies de Harry Gruyaert ressemblent à de la peinture, une peinture hyperréaliste et puissante comme une vieille pochette de disque, un album bruyant des Beastie Boys. Les couleurs sont denses, lourdes : des oranges, des turquoises, des gris d'asphalte, de béton, de nuages lourds et menaçants, et ici et là une fulgurance, un trait mauve, un rouge d'extincteur. Les ombres dessinent d'un noir d'encre des grilles, des barreaux de cages, de prison, des cases de calendriers ou de feuilles de calcul.
Cet univers parfaitement ordonné, où tout est soigneusement aligné, ressemble pourtant à un enfer de Bosch. Le temps y est suspendu, il devient une éternité. Les hommes y sont égarés entre terre et ciel, entre deux villes, deux pays, donc nulle part. Ils sont absorbés par leur téléphone, la lecture d'un magazine, se croisent sans se voir, seuls, attendant un appel qui les sorte de leur purgatoire. Et lorsqu'ils marchent, ils avancent désincarnés, déjà ailleurs, mus pas quelque ressort mécanique. Les reflets se multiplient en scènes superposées, les multipliant jusqu'à l'abstraction, la dissolution du réel. L'intérieur et l'extérieur se mélangent, alignant des rangées de néons dans le ciel telle une flotte d'envahisseurs, ou faisant flotter des silhouettes lentes dans une brume éthérée.
Des hôtesses de Korean Air se préparent à l'embarquement. Elles ont l'air d'errer autour de leur guichet dans une scène insensée, un chaos immobile ; la forêt désordonnée de leurs petites valises toutes identiques, aux poignées dressées comme des mâts ajoute au désordre, au sentiment de panique glacée. Les tableaux de Harry Gruyaert rappellent la grandeur de la peinture classique, médiévale, ses couleurs vives, saturées, paradisiaques, ses foules torturées sous des ciels d'apocalypse. Cette peinture de bout du monde entre en collision avec l'abstraction des formes et des matériaux. De Mondrian à Gerhard Richter, d'une affiche déchirée révélant des morceaux des réclames précédentes à une publicité des années 70 pour un produit désormais interdit, le noble et le pop se retrouvent étrangement mariés. Le verre et l'acier délimitent un monde absurde, un champ de bataille déserté ou les machines de guerre sont restées branchées.
Lorsque l'humain finit par disparaître totalement du cliché, il reste la froideur du métal, du tube néon. Tout brille, tout est stérile comme dans une usine vide, un appareillage d'hôpital attendant le malade. Ce silence est pesant, plein de danger, la machine bourdonne doucement, prête à bientôt se remettre à fonctionner. Enfants, touristes, hommes d'affaires, hôtesses et stewards, tout le monde est replacé dans une stricte égalité face à cette mécanique des horizontales et des verticales, réduit à attendre, attendre et espérer que soit tenue la promesse de l'ailleurs.
Sylvain Silleran
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