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Annie ERNAUX   L’Atelier noir
Editions des Busclats, 2011

 

 
www.editionsdesbusclats.com

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Légendes de gauche à droite :
1/  portrait, © Gaëlle de Saint-Seine

2/  couverture : L'atelier noir d'Annie ERNAUX

 

 

Annie ERNAUX

L'Atelier noir

Editions des Busclats, 2011

 

Marie-Claude Char et Michèle Gazier, directrices des Editions des Busclats, proposent à des auteurs reconnus de faire en marge de leur œuvre un pas de côté. A cette belle idée, Annie Ernaux a choisi de répondre en confiant « l’autre côté » de ses publications, un passionnant journal d’écriture couvrant une trentaine d’années, où elle se risque à dévoiler ses procédés d’écriture comme ses doutes et ses obsessions d’écrivain.

Pour un roman objectif
Véritable « corps-à-corps avec l’écriture », L’Atelier noir dit toute la difficulté de bâtir une littérature du refus. En écho à Nietzsche pour qui « le meilleur auteur sera celui qui aura honte d’être homme de lettres », comme aux romanciers de l’ère du soupçon, Annie Ernaux a pour « objectif premier » de « ruiner l’idée de littérature ». Il lui est impossible « d’imaginer faire un roman qui sacrifie à l’attente, à la doxa ». Rejetant « la psychologie, ou plutôt l’explication », les descriptions et les portraits du récit traditionnel, elle en appelle à un « roman objectif », cherche une forme d’« écriture objective » conçue comme une « épure », « hors du lyrisme », et fait de « l’ethnotexte [sa] vérité ».
Ces rejets ne vont pas sans une haute ambition littéraire. « Hantée par Autant en emporte le vent », la romancière dit son « envie d’un grand roman », le grand projet d’un « roman total » qui serait « une histoire de femme dans l’histoire ». Dès 1993, Annie Ernaux entend « faire une quête de l’histoire petite dans la grande », ce qu’accompliront magnifiquement Les Années en 2008. L’enjeu essentiel d’un « historico-socio-roman », imaginé comme « quelque chose où le sexe, le temps et l’écriture soient très imbriqués », sera avant tout de « faire sentir le passage du temps ».
Mais le doute apparaît aussitôt, qui court à travers tout le journal. Comment concilier « autobiographie objective » et histoire ? Peut-on procéder à l’« éviction du romanesque en maintenant l’émotion » ? Y a-t-il même « une émotion d’histoire ? ». A ces questions de fond s’ajoute, lancinante, celle de « la voix qui dès la première phrase doit se situer au-dessous de la littérature, dans la zone dérangeante, la voix qui va droit à ce qui n’est pas dit », tant « l’entrée est l’acte fondateur du livre, unissant obscurément l’écriture et la vie, de façon très forte ».

Inventer son écriture
La volonté d’Annie Ernaux est de rendre « la jointure entre la vie et la littérature » la plus mince possible. Si elle reconnaît que « le problème de la méthode est fondamental » dans cet enjeu singulier, il lui est particulièrement difficile d’opter entre divers procédés narratifs de point de vue et d’énonciation, tant les effets peuvent en différer. Nombre de notes révèlent hésitation et perplexité. « Le premier problème est celui de l’énonciation : je / elle, ou « je » ou « elle ». « Nouvelle oscillation je / elle qui, selon Genette, permet plus que le je ».
Ces incertitudes récurrentes disent assez la difficulté d’approcher au plus près la forme d’écriture entrevue. « Mon problème essentiel, écrit Annie Ernaux, c’est d’être obligée d’inventer mon écriture d’après ce que je vois, je sens ». La nouveauté de l’écriture sera garante de la vérité à dire. De là, notamment, l’attention constante de la romancière aux questions de structure. « Le fragment est vraiment important », il « s’impose assez comme structure à cause de Nadja que j’adore », de la même façon, note-t-elle, que « la structure marque bien le temps » dans Les Vagues de Virginie Woolf. De là aussi l’obsédante préoccupation de l’entrée dans le livre (« la bonne porte » selon Kafka) : « un début qui crève la page – et place ma voix ».
L’écrivain cite les romans qui la stimulent et la confortent dans son projet, parmi lesquels La Femme gauchère de Peter Handke, Le bel été de Pavese, L’Etabli de Robert Linhart, Une femme de Peter Hartling. Port Soudan d’Olivier Rolin est a contrario un anti modèle qu’elle avoue lire pour savoir ce qu’elle ne veut pas écrire. L’Atelier noir témoigne du combat pied-à- pied où s’engage qui veut faire entendre une voix inouïe. « Ce qui sera bouffon, si on publie un jour ce journal d’écriture, en fait de recherche à 99 %, c’est qu’on découvrira à quel point, finalement, la forme m’aura préoccupée. Bref, ce qu’ils appellent la littérature ».

Ce territoire étrange
On doit ainsi à l’Atelier noir d’assister au cheminement souterrain et labyrinthique d’une œuvre. « Ce qui est difficile, écrit Annie Ernaux, ce n’est pas l’aveu mais de poursuivre un projet d’écriture, de se perdre dedans ». Mais au-delà d’un projet et des choix techniques qu’il implique, c’est de passion littéraire qu’il est avant tout question : d’un enjeu absolu autant que de risque et de souffrance. « Je ne peux écrire que dangereusement. Hors de là, il n’y a rien pour moi », « C’est toujours le sentiment violent qui me fait écrire », « écrire pour faire advenir un peu de vérité ».
On est touché par les constats d’impuissance (« J’écris mais je ne sais pas écrire », « je n’avance pas, je doute », « je n’ai pas trouvé ma voie-voix entre « souvenirs personnels » et « vision épique ») face à l’irraisonnable défi d’écrire, lorsqu’écrire c’est « rejoindre ce territoire étrange qui est comme un autre monde, où toutes les lois sont inconnues, où je n’avance qu’en luttant contre des pesanteurs, comme dans les rêves ». On comprend que la relecture des notes puisse apparaître à la romancière comme « une manière de ne pas commencer vraiment, des prétextes pour « éviter de s’engager ».
Mais sous la cendre des notes couve la volonté ardente de « faire un beau livre sans fiction », porté par la certitude que « seuls l’amour et la mort sont le fond de l’existence, le fond de l’écriture ». Et si, comme le confie l’écrivain, « commencer un livre, c’est sentir le monde autour de moi, et moi comme dissoute, acceptant de me dissoudre, pour comprendre et rendre la complexité du monde », c’est dans cette confrontation qu’elle reconnaît être « dans ce qui n’appartient qu’à [elle] ». Il faut lire ce journal d’avant écriture où se nouent de la façon la plus étroite volonté créatrice et ambition esthétique affirmée. « A un moment, dit Ernaux, désir d’écrire pour changer la réalité de fond en comble. Maintenant davantage pour la dire, d’abord ».

Jean-Louis Vidal