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Jérôme GARCIN   Bleus horizons
Editions Gallimard, 2013

 

 
http://www.gallimard.fr

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Légendes de gauche à droite :
1/  portrait de Jérôme GARCIN, © C. Hélie Gallimard

2/  couverture : Bleus horizons de Jérôme GARCIN

 

 

Jérôme GARCIN

Bleus horizons

Editions Gallimard, 2013

 

Jean de La Ville de Mirmont, écrivain et poète bordelais, meurt au Chemin des Dames, à vingt-huit ans. Dès l’enfance, cherchant à échapper à son milieu, « il fuguait dans sa tête », éprouvant le désir baudelairien de « reculer les bornes d’une planète trop limitée ». Flânant sur les quais de Bordeaux, il larguait les amarres et « disparaissait derrière l’horizon ». La guerre lui parut répondre à cet appel du large. Ce serait « une circumnavigation, mais dans sa version souterraine ». Dans « le parfum âcre du danger », « la guerre serait son salut ». Le jeune auteur de L’Horizon chimérique périt enseveli sous des mètres d’argile par un obus allemand dès novembre 1914. « Pauvre Jean, qui rêvait de voguer vers des îles chaudes et dont le front de Verneuil fut le plus long voyage, la dernière escale ».

Blessé à son tour, et rendu à la vie civile, Louis Gémon, le frère d’armes que lui donne Jérôme Garcin, va se vouer à sauver de l’oubli le souvenir et l’œuvre de son ami foudroyé « dont le nom résonne comme un octosyllabe ». Ainsi qu’un « fonctionnaire sourcilleux », il va en recueillir les traces auprès de sa mère, « son plus grand amour », de Gabriel Fauré qui mit en musique des vers de L’Horizon chimérique, et de son condisciple François Mauriac qui savait Jean « en partance perpétuelle ».

Mais à la disparition fulgurante de Jean va répondre le progressif effacement de Louis, narrateur lucide de son propre naufrage. « Rien ne m’intéresse de ce qui n’est pas mon ami », reconnaît-il quand Constance, son amante, lui reproche ce « fantôme encombrant ». « Je me consacre à Jean au point de disparaître en lui ». Louis sait qu’il « nage à contre-courant au risque de [se] noyer ». Il sait aussi l’impureté du devoir de mémoire auquel il s’est voué. Faire revivre son ami, c’est tenter d’« effacer [la] culpabilité de lui avoir survécu ». Jérôme Garcin excelle à tracer le parcours tragique qui, de 1914 à 1942, conduit inéluctablement Louis Gémon à sa perte et scelle l’échec complet de son existence. Entraîné dans les sables mouvants de l’oubli par celui-là même qu’il voulait en tirer, il sera abattu après avoir tué un officier de l’armée d’occupation, ce suicide en forme de sacrifice causant en représailles l’exécution de vingt otages.

La lecture de Bleus horizons vérifie magnifiquement le mot de Milan Kundera selon lequel « le roman n’examine pas la réalité mais l’existence ». L’évocation de l’entre-deux guerres, les silhouettes émouvantes de Fauré et de Mauriac, le portrait acide de l’éditeur Bernard Grasset prétendant « vendre la précocité et le talent d’un jeune mort pour la France » sont du côté de la réalité et donnent au récit son cadre historique. Mais seul le diptyque symbolique des belles figures de « frères spirituels » que sont Jean et de Louis, l’un à l’autre inaccessibles, pouvait faire surgir la complexité, la profondeur et, par un travail de style remarquable, la beauté tragique de l’existence. C’est l’indéniable réussite de ce roman que de faire rendre à la littérature un infini devoir de mémoire à notre humanité précaire.

Jean-Louis Vidal