Par procuration…
C’est peut-être parce que je suis née en Bretagne, qu’une partie de ma famille est originaire des Monts d’Arrée, d’un petit village proche de là où habite Marie-Claude, que mes parents s’y sont mariés, que les cendres de mon père y sont dispersées, que ces souvenirs se sont construits à travers les photographies familiales, mais la vie de Marie-Claude m’interpelle.
Depuis avril 2014, en photographiant Marie-Claude, Mélanie Wenger construit les archives de l’univers d’une femme solitaire et éloignée des préoccupations de notre société capitaliste. Par son regard bienveillant et d’une très grande sensibilité, Mélanie Wenger nous révèle les stigmates d’une vie simple qui est tout sauf ordinaire.
En regardant cette série et même si je réside au cœur d’une grande ville bruyante et anonyme, j’ai parfois l’impression d’être comme Marie-Claude, d’avoir créée une bulle déconnectée du monde.
Anne-Frédérique Fer
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Marie-Claude
« Tu viens voir mes poupées ? » je tombe sur Marie-Claude, au bout d'un chemin sans issue dans un lieu-dit perdu des Monts d'Arrée bretons en avril 2014. Dans sa maison de bric et de brocs je découvre un monde que je ne quitterai plus. Qui me hante et m'emplit de joie à la fois. Cette vieille dame de 75 ans, cette ancienne bûcheronne, pêcheuse et couturière attachante et effrayante que je découvre me touche, me parle de moi, de ma mère et de ce que je suis aujourd'hui. Elle interroge la rébellion qui est en moi et qui ne veut s'éteindre. Elle me montre que tout persiste et rien ne s'éteint. Comme ma grand-mère, vieille mais rebelle. Elle n'a jamais eu d'enfant et me fascine pour cela, moi qui en ai perdu ou chassés, qui résiste à l'appel de la féminité. Est-elle femme ? Est-elle enfant ? Est-elle folle ? Suis-je folle ? Autour d'elle, tous la fuient, sa particularité, son caractère, elle n'a jamais suivi les rails, les règles de la communauté. Une marginale. Un peu comme moi, parfois. Un peu comme nous tous en fait, sauf que certains n'osent pas.
À 18 ans, elle épouse Albert, 17 ans de plus qu'elle. Elle emménage dans la maison de son mari, qu'elle ne quittera plus jamais. Ils sont sans le sou, elle vole ses parents, sa soeur, pour lui. Il la bat, la séquestre et la prive de tout contact extérieur. À sa mort en 1999, elle se retrouve seule avec une maigre retraite. Marie-Claude est une accumulatrice compulsive, solitaire, sénile, mais elle a un caractère bien trempé. Elle n'a ni enfants ni famille mais un bon millier de poupées. Elle a perdu la mémoire, une bonne partie de sa tête mais elle est fascinante. Tous les deux mois, je prends ma voiture, de Bruxelles, et vais la voir en Bretagne. Je passe plusieurs jours avec elle, la photographie. Elle ne se souvient jamais de moi, mais elle m'ouvre sa maison. À l'aide de petits papiers et de photos, je lui remémore chaque fois qui je suis et ce que nous faisons ensemble.
Mais que fait-elle toute la sainte journée ? Je ne l'ai vue que se balader, chercher des racines, se perdre. Pisser dans le café, manger des crêpes au milieu de l'après-midi... Que fait-elle ? Elle-même ne veut pas répondre à cette question. Comme si je devais rester dans le coin pour savoir. Ou peut-être aussi pour qu'elle arrête de le savoir. Suis-je simplement celle qui arrive dans sa vie ? Ne puis-je donc jamais être celle qui observe ? Suis-je arrivée trop tard ? Vit-elle ces histoires qu'elle me raconte assise dans son salon ? Ou en vit-elle d'autres ? Se souvient-elle parfois ? Qui elle est, qui est fût ; ce qu'elle est devenue. Ermite, sorcière, vieille folle, korrigan, ou petite grand-mère. La voici.
Mélanie Wenger
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