contact rubrique Agenda Culturel : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

“Ceija Stojka” Une artiste rom dans le siècle
à la maison rouge, Paris

du 23 février au 20 mai 2018



www.lamaisonrouge.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 22 février 2018.

2351_Ceija-Stojka2351_Ceija-Stojka
Légendes de gauche à droite :
1/  Ceija Stojka, Z 6399, 1994, acrylique sur carton. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Collection privée, Paris.
2/  Ceija Stojka, Auschwitz 1944, 2009, acrylique sur toile. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Collection Antoine de Galbert.

 


2351_Ceija-Stojka audio
Interview de Xavier Marchand (Lanicolacheur), co-commissaire de l'exposition,
par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 22 février 2018, durée 15'05". © FranceFineArt.
(à gauche Hojda Stojka - fils de Ceija Stojka - et à droite Xavier Marchand)

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

L'œuvre de Ceija Stojka procède d'une urgence à témoigner, d'un travail thérapeutique visant à exorciser les cauchemars qui hantent tous les survivants des camps nazis. Ses dessins à l'encre noire, ses tableaux d'acrylique sur des cartons suivent une trame narrative, leur succession est celle des cases d'une bande dessinée racontant l'histoire d'une famille emportée dans l'horreur du génocide. Cette famille devient peuple, peuples et humanité toute entière.

La simplicité des formes, la naïveté du dessin enfantin se révèle être une force. La peinture de cette autodidacte n'a pas de filtre, elle tutoie le spectateur, franchit ses défenses pour le toucher au plus profond. Ceija Stojka ne cherche pas tant à peindre qu'à dénuder le réel pour l'exposer de façon glaçante dans toute sa violence, sa cruauté, son horreur. Il n'y a pas de style, pas d'effets, pas de recherche plastique, il y a juste la vérité qui a été puisée au fond du puits de sa mémoire.

Au commencement il y a la vie au rythme des saisons, les champs de tournesols, les poules caquetant dans les fermes, les couchers de soleil, l'automne faisant tomber les feuilles des arbres, les chevaux peinant à tirer la roulotte sous la neige. Un petit autel avec une madone, un parterre de coquelicots, des chants et des danses évoquent une vie sinon insouciante, du moins une détermination à surmonter les difficultés, à rire et aimer. Et puis la forêt se fait enchevêtrement de branches presque abstrait où l'on distingue quelques paires d'yeux. Il faut se cacher. Des mots et des phrases écrits au verso du carton peint, de petits poèmes sont les petits morceaux d'une mémoire douloureuse ne pouvant revenir que fragmentée.

Les SS arrivent dans leurs uniformes noirs, ils emmènent les familles vers les ténèbres. Les corps se blottissent les uns contre les autres. Le paysage se voit repoussé à l'arrière-plan, derrière les baraques et les barbelés. Le ciel est barré par les hautes cheminées. Femmes et enfants n'ont que le silence à opposer aux cris et hurlements de leurs bourreaux, aux aboiements des chiens. Les fouets des kapos claquent et meurtrissent, les cadavres s'amoncellent. On est saisi d'effroi devant tant d'abomination, réduits nous-mêmes au silence face au vacarme de ces tableaux. Des enfants jouent à la marelle au milieu du camp. Un œil géant dans le ciel les observe, un œil vert comme un soldat, une menace à laquelle nul ne peut se soustraire, mais malgré tout, les enfants restent des enfants et jouent.

A la libération, les survivants retrouvent l'horizon qui sépare le ciel des champs. La vie reprend, comme le printemps fait fleurir les tournesols et pousser les blés. Les potirons se gonflent au soleil, les potagers se remplissent de nourriture, un arc-en-ciel jaillit dans le ciel comme un feu d'artifice. Sous le regard bienveillant de la vierge, on prépare les moissons. Tout semble revenu à la normale, sauf que les personnages se font rares, l'absence de ceux qui ne reviendront jamais est là, peinte sans l'être, indélébile comme le numéro tatoué sur le bras.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaires : Antoine de Galbert et Xavier Marchand (Lanicolacheur)



Auschwitz est mon manteau

tu as peur de l'obscurité ?
je te dis que là où le chemin est désert,
tu n’as pas besoin de t'effrayer

je n’ai pas peur.
ma peur s'est arrêtée à Auschwitz
et dans les camps.

Auschwitz est mon manteau,
Bergen-Belsen ma robe
et Ravensbrück mon tricot de corps.
de quoi faut-il que j'aie peur ?


Ceija Stojka




Ceija Stojka est née en Autriche en 1933, cinquième d’une fratrie de six enfants dans une famille de marchands de chevaux rom d’Europe Centrale, issue des Lovara. Déportée à l’âge de dix ans avec sa mère Sidonie et d’autres membres de sa famille, elle survit à trois camps de concentration, Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen.

C’est seulement quarante ans plus tard, en 1988, à l’âge de cinquante-cinq ans, qu’elle ressent le besoin et la nécessité d’en parler ; elle se lance dans un fantastique travail de mémoire et, bien que considérée comme analphabète, écrit plusieurs ouvrages poignants, dans un style poétique et très personnel, qui font d’elle la première femme rom rescapée des camps de la mort, à témoigner de son expérience concentrationnaire, contre l’oubli et le déni, contre le racisme ambiant en Autriche alors que l’extrême droite, le nationalisme trouvent de plus en plus d’électeurs.

Son témoignage ne s’arrête pas aux textes qu’elle publie (quatre livres au total entre 1988 et 2005), et qui très vite lui attribuent un rôle de militante, activiste pro-rom dans la société autrichienne. À partir des années 1990, elle se met à peindre et à dessiner, alors qu’elle est dans ce domaine également, totalement autodidacte. Elle s’y consacre dès lors corps et âme, jusqu’à peu de temps avant sa disparition en 2013. Son oeuvre peinte ou dessinée, réalisée en une vingtaine d’années, sur papier, carton fin ou toile, compte plus d’un millier de pièces. Ceija peignait tous les jours, dans son appartement de la Kaiserstrasse à Vienne.

On note deux axes iconographiques dans son travail pictural :
– La représentation, sans omettre les détails, des années terribles de guerre et de captivité endurées par sa famille, par son peuple. Près de cinq cent mille Roms ont été assassinés sous le régime nazi (le nombre exact de victimes n’a jamais été déterminé jusqu’à aujourd’hui).
– En parallèle elle peint des paysages colorés idylliques, évocations des années d’avant-guerre, quand la famille Stojka, avec d’autres Roms, vivait heureuse et libre en roulotte dans la campagne autrichienne.

L’exposition réunit plus de 130 oeuvres. Celles-ci ont été réalisées sans ordre chronologique entre 1988 et 2012. Elles permettent cependant de retracer l’histoire de sa vie. Le parcours de l’exposition est donc à la fois thématique et chronologique.

Les thèmes et les époques retenus sont :
– Vienne, la traque, la déportation : il s’agit de représentations de sa famille cachée à Vienne, avant d’être raflée avec une alternance de dessins à l’encre, de fusains et quelques tableaux.
– Les camps : coeur de l’oeuvre et coeur de l’exposition, Ceija a réalisé plus de 200 encres sur cette période (1943-1945), elle y travaillait encore peu de temps avant sa mort. Véritables visions cauchemardesques, on y retrouve des motifs récurrents : barbelés, cadavres, fumée, SS, vent, neige, corbeaux. Dans son dialecte malhabile autrichien, elle écrit souvent directement sur la feuille ses sentiments d’enfant mêlés aux ordres des gardiens, ses courts dialogues avec sa mère et de plus longs textes au dos des dessins. La graphie prend une place très particulière, puisqu’elle devient un motif en soi qui occupe la page et à la fois, apporte des éléments de compréhension des situations extrêmes. Elle réalise également des peintures acryliques sur carton ou toile (plus rarement). Descriptions macabres, retranscriptions précises de ses souvenirs ou évocations souvent symboliques de ses cauchemars d’où émergent des motifs récurrents tels que croix gammées, yeux, cheminées, corbeaux…
– Le retour à la vie : elle laisse libre cours à son goût de la couleur, de la vie au grand air et de la singularité rom ; les fonds sont travaillés à la main, ou avec un pinceau chargé de matière (acrylique sur carton ou toile plus rarement).

C’est grâce à la réalisatrice et documentariste autrichienne Karin Berger que Ceija Stojka a pu témoigner de son histoire, à travers ses livres qu’elle a aidé à publier et par les deux films qu’elle lui a consacrés.

Plus récemment, le critique d’art allemand Matthias Reichelt a réalisé avec Lith Bahlmann une grande exposition de son travail et publié un catalogue axé sur ses peintures des camps. L’exposition a été présentée trois fois en Allemagne entre 2013 et 2014.

En France, c’est la compagnie théâtrale Lanicolacheur qui, alors qu’elle travaillait sur la culture rom, découvre l’oeuvre de Ceija Stojka. Elle décide de faire traduire et publier, Je rêve que je vis – Libérée de Bergen-Belsen pour en donner des lectures publiques, puis de faire une exposition de ses œuvres plastiques. La maison rouge s’est associée à Lanicolacheur pour réaliser l’exposition à la Friche Belle de Mai-Marseille en mars 2017 et en 2018, dans une dimension plus importante, à Paris.

L’oeuvre de Ceija Stojka est en majeure partie détenue par sa famille. Le musée de Vienne possède treize oeuvres, beaucoup sont dispersées auprès de collectionneurs privés, amis et défenseurs de la cause rom. L’exposition présente également des archives, des photographies et des carnets.


Un catalogué coédité par les éditions Fage et La maison rouge accompagne l’exposition, à paraître en février 2018. Avec les contributions de Xavier Marchand, Gerhard Baumgartner, Philippe Cyroulnik et Patrick Williams.