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“Wright Morris” L’essence du visible
à la Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris

du 18 juin au 29 septembre 2019



www.henricartierbresson.org

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse, le 17 juin 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/ & 2/  Wright Morris, The Home Place, Norfolk, Nebraska, 1947. © Estate of Wright Morris.
3/  Wright Morris, Tombstone, Arizona, 1940. © Estate of Wright Morris.

 


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Interview de Agnès Sire,
directrice artistique de la Fondation Henri Cartier-Bresson et commissaire de l'exposition,

par Anne-Frédérique Fer, à Paris, le 17 juin 2019, durée 16'05". © FranceFineArt.

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Agnès Sire, directrice artistique de la Fondation Henri Cartier-Bresson



« À force d’écrire, de faire l’effort de visualiser, je devins photographe, et à force de pratiquer la photographie, je devins un peu plus écrivain. » Wright Morris, Fragments de temps, Editions Xavier Barral, 2019

Écrivain respecté aux États-Unis, l’américain Wright Morris (1910-1998) innove lorsqu’il entreprend ses campagnes photographiques, cherchant très tôt à « capturer l’essence du visible ». La Fondation HCB propose pour la première fois en France, sa double vision photographique et littéraire de l’Amérique. L’exposition est constituée de tirages, ouvrages et documents issus de l’Estate of Wright Morris à San Francisco.

Wright Morris passe son enfance balloté entre le Nebraska, Chicago, les fermes de ses oncles et de longs périples à travers l’Amérique avec son père. À 23 ans, il voyage en Europe et décide, à son retour, de se consacrer pleinement à l’écriture. Il réalise rapidement que la photographie pourrait saisir ce qu’il tentait jusque-là de « capturer avec des mots ». Cette recherche formelle donnera naissance à son premier « photo-texte », The Inhabitants/ (1946), dans lequel les textes de fiction sont combinés à des photographies principalement réalisées dans le Nebraska, où il puise ses racines.

À la différence de ses fictions souvent centrées sur des personnages flamboyants, ses photographies ne montrent quasiment jamais personne. Pourtant, beaucoup de vie transpire entre les chaises (omniprésentes), les miroirs, les voitures ou même les architectures de bois (fondamentales). Les photographies de Wright Morris sont comme enracinées dans le territoire, habitées d’une simplicité désarmante tout en conservant un caractère énigmatique, celui des lieux et des objets dans leur nudité qu’aucune personne n’anime. Or, il s’agit bien d’une célébration du vivant : chantre de l’intime, Wright Morris rend visible l’invisible et ce paradoxe est probablement le plus beau geste de la photographie.

L’exposition est accompagnée du catalogue de l’exposition L’essence du visible ainsi que du recueil de textes Fragments de temps, publiés aux Éditions Xavier Barral.






Extrait du livre - L’essence du visible – aux éditions Xavier Barral Fondation HCB

Au-delà de la qualité des images produites, et de l’intérêt de l’invention qu’est le livre de photo‑texte, l’oeuvre de Morris photographe se caractérise par un autre aspect formel des plus stimulants. Lui-même ne le théorise pas, mais il est passionnant de le voir se développer au fil de son parcours. Des portfolios de New Directions à The Inhabitants, il utilise en partie les mêmes images, modifiant leur cadrage, leur adjoignant des textes différents, changeant leur ordre au sein de la séquence. Le cas de The Home Place est différent, puisqu’il résulte d’une campagne photographique spécifique, réalisée en 1947 dans le Nebraska, et n’inclut donc pas d’images publiées précédemment. Mais God’s Country and My People, en 1968, puise dans l’ensemble existant, reprenant des photographies parues dans les deux précédents ouvrages – auxquelles s’ajoutent une trentaine d’images « nouvelles », qui n’avaient pas été publiées, mais ont été prises à la même époque.

Or ce qui frappe, avec ce livre, c’est que les images réapparaissent avec non seulement des variations de cadrage, mais aussi des inversions de sens. En 1975, Morris déclare à Jim Alinder : « Il arrive que le tirage soit inversé parce que je ne l’ai pas bien vu dans la chambre noire. Il arrive aussi qu’en termes de composition et de structure, je préfère le tirage inversé. Ce que j’ai vu dans la chambre noire prend souvent le pas sur ce que j’ai vu sur le verre dépoli. Pour moi, l’« image » émerge du bain de développement et c’est la magie de ce moment qui est pour moi la plus passionnante. Je vois mon sujet à travers l’objectif, mais je conçois l’image dans la chambre noire. La photographie, c’est la camera obscura. »

Au-delà de ses livres de photo-texte, le jeu se poursuit avec les catalogues d’exposition et monographies publiés par la suite. L’impression qui en résulte est d’un corpus doté d’une capacité à se transformer, voire se multiplier, la seule inversion d’une image pouvant permettre de la redécouvrir, ou de la voir tout autrement. L’idée d’un artiste s’en tenant à un ensemble réduit pour le réagencer sans cesse, suscitant des propositions différentes, est un autre aspect singulier et novateur de la création de Morris, ici encore en avance sur son temps, mais n’ayant jamais été reconnu comme un précurseur par ses cadets, notamment conceptuels, comme aura pu l’être un Evans célébré par plusieurs générations jusqu’à nos jours pour son « style documentaire » et l’héritage qu’il a laissé. Tous nous avons une vision des États-Unis, quand bien même nous ne les aurions pas vus, vécus, traversés : celle que nous ont apportée cinéma, littérature, photographie... Celle que nous livre Wright Morris, du Nebraska en particulier, est à la fois familière, conforme à ce que nous pouvons en attendre (les grands espaces), et originale – qui, avant lui, nous a parlé de cet État, nous l’a montré, nous y a conduits ? [...]

Chaque lieu, extérieur, intérieur, est chargé de la présence, de toutes les présences, non d’une foule, mais de chaque individu succédant à ceux qui l’ont précédé, sans que l’un prenne le pas sur l’autre. Le photographe nous transmet cette vie invisible, outre l’image de ce qui est. Il y parvient déjà par ses photographies seules. Il y parvient mieux encore quand ses textes s’y mêlent, faisant entendre la voix de ceux qu’on ne voit pas, mais sont tout à fait là. Il parvient aussi à faire en sorte, et c’est une magie, que nous n’associions pas à tel décor tel personnage spécifique, mais une vie qui n’en exclut pas d’autres.

Morris parvient, en trois livres de photo-texte, réagençant les mêmes images préférées d’un corpus limité, les inversant parfois, les combinant au sein d’une autre histoire, d’un ton différent, à la fluidité caractérisant la façon dont tout un peuple habite ces lieux que nous ne situons pas précisément, et qui pourtant sont définis. Concrètement, nous voyons comme nous toucherions du doigt ces pièces de bois imbriquées, ce mur de vieux pneus, ces épis de maïs en vrac, ces fourchettes et couteaux de métal argenté sur un lit de papier journal (« Save These Children? »). Nous pourrions nous diriger de cette église néogothique, d’une blancheur aveuglante, à ce coin d’ombre sous un auvent à colonnettes, à la bouilloire sur le fourneau briqué dans la cuisine.

En quelques phrases, nous lisons la correspondance entre un père et son fils ; l’itinéraire d’une pionnière ; le sentiment, un soir d’anniversaire, d’un garçon dont la mère est morte. Ces lieux sont habités, simplement, puissamment, quel que soit le passionnant puzzle formel, conceptuel, composé par l’écrivain‑photographe, puisant dans un ensemble constitué en un peu plus d’une décennie.

Anne Bertrand