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“Le monde selon Roger Ballen” article 2790
à la Halle Saint Pierre, Paris

du 7 septembre 2019 au 31 juillet 2020



www.hallesaintpierre.org

 

© Anne-Frédérique Fer, présentation presse de l'exposition avec Roger Ballen, le 6 septembre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Roger Ballen, Inevetable, 2013. © Roger Ballen.
2/  Roger Ballen, Discussion, 2018. © Roger Ballen.
3/  Roger Ballen, Immersed, 2016. © Roger Ballen. Photographie : © Marguerite Rossouw.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Que se passe-t-il dans la tête de Roger Ballen ? Son monde plein de symboles se montre complexe, labyrinthique, plein de sombres métaphores, et pourtant simple et enfantin, délibéré et organique, laissant un doute sur l'interprétation qu'on peut en faire, donc nous laissant libres. Des objets accumulés sont mis en scène, photographiés, ou filmés pour une vidéo avec les musiciens et graphistes sud-africain déjantés Die Antwoord ; l'image carrée imprimée est un récit, un film entier. Sa photographie est documentaire, elle explore les marges de la société, y cherche le beau, la grâce édentée et grimaçante. Ensuite, elle rentre dans une intimité presque obscène, documentant cette fois l'imaginaire de Roger Ballen, les méandres de sa mémoire et de son expérience.

Un automate tricote des chaussettes pour des jambes dépassant d'une malle, des couvertures débordant de partout, recouvrant un landau de tant de matière qu'elle devient étouffante. L'ordre des mailles tente d'ordonner un monde en pleine décomposition dont il reste des chaises vides, des chaussures abandonnées, des botte de fil de fer, des poupées de chiffon vaudou comme reliefs d'un festin de géants. Des corps tordus sur des sofas ou des lits métalliques, un escabeau piégeant la paire de jambes qui en tentait l'ascension, la cruauté du monde semble avoir eu la peau d'un ange déchu gisant au sol, le bras tendu tentant de saisir un morceau de son aile cassée. Les croyances n'ont plus cours ici, un crucifix a été avalé par une figure dessinée sur le mur, un homme halluciné, la bouche ouverte sur un cri. Des dessins en noir et blanc, têtes de morts, vampires, semblent des portraits aux rayons X ; on est dans un no man's land, quelque part entre le dessin et la photographie, rien n'est encore décidé.

Un autre homme-automate dessine, assis à une table, des petits bonhommes comme des dessins d'enfants. La large bande de papier vient se dérouler jusqu'au mur, qu'elle tapisse comme papier peint de cent visages souriants. Il faut produire sans cesse ces petits êtres noirs et gris de fusain, chacun aussitôt remplacé par le suivant, se fondant dans une foule, devenant décor puis sombrant dans l'oubli. Comme les portraits trouvés, ces hommes et femmes, enfants, bébés, rendus à l'anonymat une fois que plus personne n'a besoin de se souvenir d'eux. Roger Ballen en les repeignant leur offre un nouveau tour de piste ; leur dessine des yeux afin qu'ils puissent nous regarder à leur tour.

Chats et rats, oiseaux et volailles peuplent une maison délabrée. Partout il y a des cages, empilées, débordant de valises, électrifiées par des pinces et des câbles électriques. Un homme est lui aussi prisonnier d'un large grillage, un autre à tête d'oiseau s'apprête à prendre son envol. Dans ce carnaval d'animaux et de marionnettes, hommes et bêtes vivent ensemble et aspirent à la même chose : échapper au temps, à la poussière, à la lente destruction. Cette femme incrustée dans son fauteuil par le temps passé assise, ces mannequins démembrés nous rappellent l'inéluctable. Nous sommes tous des êtres de laine, de poils et de plumes, de cuir, de bois, de fer : de la matière vivante, mouvante, émouvante, entrainée vers le chaos. Le voilà, nous dit Roger Ballen, notre seul dieu, la force la plus puissante de l'univers : la patine, l'effritement, la fissure, la brisure, l'effondrement. Et l'artiste statufié au milieu de tout ça, tourne sur sa chaise, son appareil photo autour du cou, régnant sur son petit théâtre macabre.

Provocant, certes, Ballen et sa ménagerie de vivants et de morts jouent à dépasser les bornes. Sa liberté est celle d'avoir conservé un peu de cette innocence enfantine, joyeuse et puis cruelle. Mais sa plus grande audace consiste à nous faire croire aux grandes histoires, aux sens cachés à découvrir alors qu'en fait tout est simple, tout est déjà là sous nos yeux.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

Commissaire de l’exposition : Martine Lusardy, Directrice de la Halle Saint Pierre



À l’origine d’un style unique qu’il décrit lui-même comme « ballenesque », Roger Ballen est l’un des photographes les plus importants de sa génération. Après avoir acquis une reconnaissance internationale en collaborant notamment avec le groupe Die Antwoord, il utilise depuis peu dessins, peinture, collages et différentes techniques sculpturales pour créer des installations élaborées, inventant une nouvelle esthétique hybride encore fermement enracinée dans l’art photographique. Pour la première fois en France, La Halle Saint Pierre propose avec l’exposition Le Monde selon Roger Ballen une véritable rétrospective de cet artiste hors-normes, avec également des installations inédites produites in situ.

« Chaque fois que je visite Paris année après année, j’ai hâte de visiter la Halle Saint Pierre. L’art doit se rapporter à l’universel, et non pas au sensationnel, à la mode, ou à ce qui se vend. L’art qu’on peut voir à la Halle Saint Pierre est authentique, essentiel, implicitement compréhensible. L’idée n’est pas de comprendre comment l’art de la Halle Saint-Pierre a été créé, où il a été fabriqué, ni quand il a été produit - il a un effet immédiat dans les recoins plus profonds de l’esprit. J’ai rarement quitté ce musée sans en avoir profondément été bouleversé. Mon exposition, Le Monde selon Roger Ballen à la Halle Saint Pierre reste la plus grande présentation de mon travail en 50 ans de carrière. Il établit clairement le lien entre l’esthétique Ballenesque et l’art outsider qui a joué un rôle crucial dans mon processus créatif. » Roger Ballen



Présentation de l’exposition par Martine Lusardy

Roger Ballen règne sur le monde noir et blanc de la psyché humaine. Troublante, provocante et énigmatique, l’oeuvre du photographe sud-africain d’origine américaine, géologue de formation, exprime le sentiment de confusion de l’homme confronté au non-sens de son existence et du monde même. Ballen enchaîne depuis plus de trente ans les expositions dans les hauts lieux de la culture. Si chacune d’entre elles est un événement, son choix d’exposer à la Halle Saint Pierre, musée atypique consacré à l’art brut et aux formes hors normes de la création, marque son indépendance vis-à-vis des modes artistiques. Pour la Halle Saint Pierre la collaboration avec Roger Ballen est une invitation à mettre à l’oeuvre – ou à l’épreuve – cette altérité artistique et culturelle que représente l’art brut. L’artiste n’a cessé de soutenir dans son rapport à la création un art qui s’origine dans les couches profondes de l’être humain ; il n’a cessé de tendre, à la manière d’Antonin Artaud, vers un art d’appel à l’origine.

À l’automne 1973, Ballen quittait les Etats-Unis pour un voyage de cinq ans qui le conduisit sur les routes du Caire à Cape Town, d’Istanbul à la Nouvelle-Guinée. De retour aux Etats-Unis en 1977, Ballen y termine son premier livre de photographies, Boyhood (1979) – vision personnelle du thème intemporel de l’enfance –, et obtient en 1981 son doctorat en économie minière. L’année suivante, il s’installe en Afrique du Sud, à Johannesburg, mais la sécurité matérielle que lui procure le métier de géologue ne met nullement un terme à ses interrogations sur le sens de la vie. Et c’est muni de son appareil photo qu’il se livre à une autre activité : l’investigation d’une Afrique du Sud pauvre et profondément rurale, une Afrique refoulée, comme métaphore d’un voyage introspectif, identitaire et esthétique. Lorsque Roger Ballen photographie ces Sud-Africains marginalisés par la peur, la misère et l’isolement, il transforme le temps de ceux-là mêmes qui vivent dans le monde du geste répétitif et absurde en un autre temps où ils deviennent les auteurs d’un univers plastique qu’ils ont engendré.

Dans Dorps, Small Towns of South Africa (1986), Ballen nous montre ces petites villes d’Afrique du Sud en pleine décadence, avec leurs architectures et leurs habitants. Attiré par « leur gloire croulante et décolorée avec leur avant-goût de décrépitude et leurs restes de promesses inaccomplies », il entre littéralement et métaphoriquement dans cet univers dont il enregistre les anomalies visuelles et culturelles comme les signes d’une culture agonisante. Puis il dresse avec Platteland (1994) le portrait réaliste et pitoyable du monde rural pendant l’Apartheid. Il photographie dans leur quotidien et leur intimité les protagonistes d’un désarroi politique, économique et racial avec leurs dégâts physiques et psychiques. Mais plus que les événements eux-mêmes ce sont leurs manifestations comme drames visuels qui, à ses yeux, font sens. Beaucoup de murs qu’il a photographiés revêtent selon lui la qualité d’oeuvres d’art et auraient leur place dans un musée. Pour le photographe, il ne s’agit donc pas seulement d’une prise de conscience mais aussi d’une prise de vision. En effet, bien qu’habitées par une force documentaire et sociale inévitable, ses photographies ne sont pas des images déterminées socialement. L’acte de photographier s’impose, non comme un témoignage, mais comme un devoir de transfiguration. Ce sont les profondeurs de l’âme humaine que la photographie de Roger Ballen explore, là où le monde qui a perdu le sens de l’équilibre a laissé le trouble de sa trace.

Depuis 1995, les expérimentations visuelles de Ballen rendent continuellement incertaines les frontières entre réalité et fiction. Passant d’une esthétisation du réel à une esthétisation de l’inconscient, sa photographie creuse un paysage mental qui n’est pas sans évoquer les paysages mentaux de Dubuffet, ces « paysages de cervelle » par lesquels le peintre visait à restituer le monde immatériel qui habite l’esprit de l’homme (1). Mais c’est surtout avec le théâtre de Samuel Beckett, à qui il consacra un film en 1972, que l’ensemble de l’oeuvre de Roger Ballen entre en résonance. Il exprime un même sentiment de confusion et d’aliénation face à un monde incompréhensible et irrationnel où l’homme désarmé, dépossédé, porte en lui le poids de la condition humaine. Tout comme Beckett, Ballen rend cette réalité dans toute sa cruauté et son absurdité.

Outland en 2001, Shadow Chamber en 2005 puis Boarding House en 2009 marquent la mise en place lucide d’un style et d’un vocabulaire uniques. Ballen introduit la mise en scène où il projette ce vertige existentiel. Sous le théâtre la vérité.

Tous ces personnages sont représentés dans des espaces cellulaires indéterminés, crasseux et poussiéreux, sans fenêtres ; seul le mur, omniprésent, en délimite le cadre tant physique que mental. Support de signes, de dessins, de graffitis, le mur, maculé, enregistre les récits, les croyances, les fuites impossibles. Tout comme les animaux, les objets fatigués – dérisoires ou insolites – sont élevés au rang de protagonistes surréalistes d’une scène dont ils brouillent encore plus le sens. Les fils métalliques, électriques, téléphoniques, suspendus, emmêlés, par leur manifestation récurrente, envahissante, obsessionnelle, sont comme autant de symptômes de liens perdus.

Au fil des années s’est mis en place le monde selon Roger Ballen, né de et dans son rapport à la photographie. Nul doute que la rencontre avec la réalité sociale et psychologique de l’Afrique du Sud, en particulier de ses « dorps » fut pour lui une expérience fondatrice : « La découverte de tels lieux signifiait pour moi que j’aurais à y revenir souvent, attiré là par des raisons inexplicables. » Si trouble il y a devant ces univers perçus pour leurs valeurs plastique et esthétique, c’est que, situés en deçà des événements historiques, ils mettent à nu ce sentiment d’aliénation ressenti dans un monde où les êtres sont exilés d’eux-mêmes. Mais il faudra que l’image se libère de son caractère indiciel pour que l’imaginaire « ballenesque » puisse se réaliser comme métaphore de la condition humaine. Un imaginaire que l’artiste prolongera dans la vidéo et l’installation comme théâtralisation de sa vision dystopique du monde. L’entre-deux, lieu de l’incessant va-et-vient entre animé et inanimé, réalité et fiction, humanité et animalité, présence et effacement, nous mène à un espace intérieur aux frontières incertaines. « Mes images ont de multiples épaisseurs de sens et pour moi il est impossible de dire qu’une photographie concerne autre chose que moi-même », aime à rappeler Ballen en écho aux mots de Dubuffet : « L’homme européen ferait bien de détourner par moments son regard, trop rivé à son idéal d’homme social policé et raisonnable, et s’attacher à la sauvegarde extrêmement précieuse à mon sens, de la part de son être demeurée sauvage. »


(1). Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, réunis et présentés par Hubert Damisch, t. II (1944-1965), Paris, Gallimard, 1967 (1986)