extrait du communiqué de presse :
commissariat : Didier Ottinger, Directeur adjoint du Musée national d’art moderne - Centre Pompidou assisté d’Anna Hiddleston, attachée de conservation, collections modernes, Musée national d’art moderne - Centre Pompidou
À la suite des monographies consacrées à Marcel Duchamp, René Magritte, André Derain ou encore Henri Matisse, le Centre Pompidou poursuit la relecture des oeuvres majeurs du 20e siècle et consacre une vaste exposition à Francis Bacon. La dernière grande exposition française de cet artiste eut lieu en 1996, au Centre Pompidou. Plus de vingt ans après, « Bacon en toutes lettres » réunit des peintures de 1971 - année de la rétrospective que lui consacrent les galeries nationales du Grand Palais - à ses dernières oeuvres en 1992 ; Didier Ottinger assure le commissariat de l’exposition qui explore de façon inédite l’influence de la littérature sur la peinture de Francis Bacon.
Six salles, ponctuant le parcours du visiteur, placent la littérature au coeur de l’exposition. Y sont lus des extraits des textes puisés dans la bibliothèque de Francis Bacon. Mathieu Amalric, Jean-Marc Barr, Carlo Brandt, etc. lisent Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot. Outre que ces auteurs ont directement inspiré à Bacon des oeuvres, des motifs, ils partagent un univers poétique, forment une « famille spirituelle » en laquelle s’est reconnu le peintre. Chacun a exprimé une forme d’« athéologie », une défiance à l’endroit de toutes valeurs (beauté abstraite, téléologie historique, déité…) pouvant dicter à la pensée, à une oeuvre, sa forme et son sens. Du combat de Nietzsche contre les « Arrières-mondes » au « Bas matérialisme » de Bataille, de l’esthétique du fragment d’Eliot au tragique d’Eschyle, du « régressisme » de Conrad au « sacré » de Leiris, ces auteurs partagent une même vision réaliste, a-moraliste du monde, une conception de l’art et de ses formes, libérée des a priori de l’idéalisme.
L’inventaire de la bibliothèque de Francis Bacon, réalisé par le département d’histoire de l’art et d’architecture du Trinity College de Dublin, recense plus de mille ouvrages. Réfutant toute exégèse « narrative » de son oeuvre, Francis Bacon n'affirmait pas moins que la littérature constituait un stimulus puissant de son imaginaire. Plutôt qu’un récit auquel il n’aurait qu’à donner forme, poésie, roman, philosophie, lui inspirent une « atmosphère générale », des « images » qui surgissent, comme le font les Furies dans ses tableaux.
À David Sylvester, Bacon confiait son intérêt pour les oeuvres d’Eliot ou d’Eschyle qu’il disait « connaître par coeur », ajoutant qu'il ne lisait vraiment que ce qui suscitait en lui « des images immédiates ». Des images qui devaient davantage à l’univers poétique, à la philosophie existentielle, à la forme de la littérature qu’il choisit, qu’aux récits qu’elles développent. Dès 1944, Trois études de figures au pied d’une crucifixion témoignait de l’impact de la tragédie d’Eschyle sur son oeuvre. En 1981, Bacon réalise un triptyque qu’il dit explicitement être inspiré par l’Orestie. Par-delà ses motifs propres, Bacon retient du poème de T.S Eliot, The Waste Land*, sa construction fragmentaire, son « collage » de langues, de récits multiples. (Triptych Inspired by T.S. Eliot's Poem "Sweeney Agonistes", 1967 Musée Hirshhorn de Washington). Parmi ses contemporains, Michel Leiris** est l’écrivain qui fut le plus proche de Francis Bacon. Traducteur en français des entretiens du peintre avec David Sylvester, il est le seul avec lequel le peintre imagina la conception d’un ouvrage illustré. (Miroir de la Tauromachie, publié en 1990).
L’exposition du Centre Pompidou s’attache aux oeuvres réalisées par Bacon durant les deux dernières décennies de son oeuvre. Elle comporte soixante tableaux (incluant 12 triptyques, ainsi qu’une série de portraits et d’autoportraits), issus des plus importantes collections privées et publiques. De 1971 à 1992, (date du décès du peintre), la peinture est stylistiquement marquée par sa simplification, par son intensification. Ses couleurs acquièrent une profondeur nouvelle, il use d’un registre chromatique inédit, de jaune, de rose, d’orange saturé.
L’année 1971 est pour Bacon une date charnière. L’exposition présentée au Grand Palais le consacre internationalement. La mort tragique de son compagnon, quelques jours avant le vernissage, ouvre une période marquée par une culpabilité qui prend la forme symbolique et mythologique des Erinyes (les Furies) appelées à proliférer dans sa peinture. Les trois triptyques dit « noirs » peints en souvenir de son ami défunt ( In Memory of George Dyer, 1971, Triptych–August 1972 et Triptych, May–June 1973, tous présents dans l’exposition), commémorent cette disparition.
Tout au long de sa durée, plusieurs événements seront organisés par le Centre Pompidou en écho à l’exposition « Bacon en toutes lettres ». Le colloque « Bacon : une passion française » traitera notamment de l’influence de Bacon sur nombre d’auteurs tels que Hervé Guibert, Claude Simon, Gilles Deleuze, Didier Anzieu, Philippe Sollers, etc. Le « Bacon Book Club », une série de soirées littéraires pour explorer et prolonger la relation étroite qui a pu se tisser entre l’oeuvre picturale de Francis Bacon et les écrivains, aura lieu dans l’exposition. Philippe Sollers, Jonathan Littel, Chloé Delaume, le poète Christian Prigent et la poétesse québécoise Christine Harton viendront tout à tour témoigner de leur relation à l’oeuvre de Francis Bacon. L’édition 2019 du Festival Extra ! consacré à la littérature vivante, proposera également plusieurs soirées autour de la figure de Bacon : avec des lectures, des performances, de la littérature exposée, visuelle ou numérique, de la poésie sonore etc.
Une anthologie de textes sera également publiée, parallèlement au catalogue de l’exposition aux éditions du Centre Pompidou.
Extrait des textes des auteurs sélectionnés
*T.S. Eliot, The Was teland [La terre vaine], 1921-1922, dans Poésie, traduit de l’anglais par Pierre Leyris, Paris, Le Seuil, 1947, 1950, 1969, p. 57-58.
L’Enterrement des morts « Avril est le plus cruel des mois, il engendre Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle Souvenance et désir, il réveille Par ses pluies de printemps les racines inertes. L’hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse Couvrant la terre, entretenant De tubercules secs une petite vie. […] Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant Qu’un amas d’images brisées, sur lesquelles frappe le soleil, L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit, La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge (Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge) Et je te montrerai quelque chose qui n’est Ni ton ombre au matin marchant derrière toi, Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ; Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. Frisch weht der Wind Der Heimat zu Mein Irisch Kind Wo weilest du ? “Juste une année depuis tes premières hyacinthes ; “On m’avait surnommée la fille aux hyacinthes.” – Pourtant le soir que nous rentrâmes si tard du Jardin des Hyacinthes, Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais Rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais Ni mort ni vif, et je ne savais rien, Je regardais au coeur de la lumière, du silence. »
**Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Fontfroide, Fata Morgana, 1981, p. 39 « Dans la passe tauromachique le torero, en somme, avec ses évolutions calculées, sa science, sa technique, représente la beauté géométrique surhumaine, l’archétype, l’idée platonicienne. Cette beauté tout idéale, intemporelle, comparable seulement à l’harmonie des astres, est en relation de contact, de frôlement, de menace constants avec la catastrophe du taureau, sorte de monstre ou de corps étranger, qui tend à se précipiter au mépris de toutes règles, comme un chien renversant les quilles d’un jeu bien aligné telles les idées platoniciennes. »
|