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“Toulouse-Lautrec” Résolument moderne
au Grand Palais, Paris

du 9 octobre 2019 au 27 janvier 2020



www.grandpalais.fr

 

© Anne-Frédérique Fer, visite presse de l'exposition, le 7 octobre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Henri de Toulouse-Lautrec, Carmen Gaudin, vers 1884. Huile sur toile, 52,9 x 40,8 cm. Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute. © Image courtesy of the Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, USA.
2/  Henri de Toulouse-Lautrec, Le Divan, vers 1893. Huile sur carton, 54 x 69 cm. São Paulo, museu de arte de Sao Paulo. © Museu de arte de Sao Paulo / Photo João Musa.
3/  Henri de Toulouse-Lautrec, Femme qui tire son bas, 1894. Huile sur carton, 68 x 43 cm. Albi, Musée Toulouse-Lautrec. © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Comment peindre la vie, la vraie, entière, le tourbillon de la danse dans l'ivresse de la nuit et la gueule de bois du lendemain ? De ses années à l'atelier de Fernand Cormon et ses démons musculeux Toulouse-Lautrec garde la puissance du corps, l'énergie terrienne qui l'habite, la glaise et le sang. Il y insuffle un vent de liberté: sous le délicat velouté du visage de son ami Emile Bernard dansent déjà des volutes toutes van Goghiennes, elles prennent bientôt leur envol ; sa Rousse peinte comme on dessine s'est affranchie, elle appartient désormais à un nouveau siècle.

La grâce juvénile de la Jeune fille tenant une bouteille se trouble d'une nervosité de sanguine, la pureté adolescente est déjà déflorée par la raideur de l'existence ; la main crispée qui se noue autour du goulot nous raconte toute l'histoire. Les visages disparaissant sous les chevelures rousses, recouvrant les visages comme des drapés. Main crispée sur la bassine d'une prostituée faisant sa toilette, mains coiffant avec l'élégance d'une noble japonaise d'estampe, mains d'arbres de Valentin le désossé... la main chez Toulouse-Lautrec raconte ce que le visage fuyant sous la tignasse tente de dissimuler, elle dit la fragile et forte humanité de ceux qui traversent les orages.

Un petit portrait de Carmen Gaudin, un rai de lumière qui vient faire naitre des ténèbres un visage de profil, une frange rose orangée comme une aube et nous sommes dans le divin de Rembrandt : "et la lumière fut", le Fiat lux et facta est lux de la genèse du monde. La lumière cruelle arrache masques et vêtements, elle montre le physique las, ingrat, les outrages du temps dans une nudité absolue, refusant tout compromis. Toulouse-Lautrec aime ses sujets en vrai humaniste, il les regarde et les laisse devenir magnifiques. Jeanne Wenz est belle de ses espérances et de ses renoncements. D'Yvette Guilbert perchée sur ses longs gants noirs comme un oiseau exotique il fait une diva merveilleuse dont le chant s'élève vers le ciel.

L'écuyère du cirque Fernando a le sourire au lèvres, elle virevolte, libre, face à homme rond immobilisé au centre de la piste ; elle est comme la goulue du Moulin Rouge dansant face à la silhouette raide et sombre de Valentin, féminité opposée au masculin, mais semblant en triompher, du moins sous les luminaires design. La modernité du trait rencontre la modernité du média. L'affiche impose de nouvelles règles, une composition en plans, en silhouettes qui se découpent dans des cadrages serrés ne laissant des protagonistes que ce qui est nécessaire à un dynamisme nerveux, électrique. De la majesté d'Aristide Bruant à Caudieux qui sort littéralement du cadre, le monde dessiné est trop grand, trop tonitruant pour tenir dans le format qui lui est imposé.

Au Moulin Rouge les hommes bien mis, souriants, servent d'écrin à la chevelure de feu qui incendie la toile. Ce chignon forme une constellation avec un visage blanc blafard d'artifices et un autre aux ombres bleues qui nous dévisage. Trois femmes qui sont le sujet de la toile, qui disent ce qu'est le bal.

Sur le carton, le blanc, le rouge, les turquoises clairs d'eau sont bruit de froissement de robes, baisers vendus, paravents faussement pudiques. Entre transparence et opacité, le jeu qui se joue dans les loges, le chambres et les salons est un jeu de dupes, et pourtant s'y dévoile la condition humaine. Des robes peintes comme un crayonné rouge-orange ou rose évoquent la chair-viande d'Egon Schiele, ici le drapé fusionne avec le corps dans une urgence furieuse.

Une femme dans un grand lit, hésitant comme little Nemo entre le réel et les songes, une autre aplatie d'épuisement jusqu'à l'inexistence, dégonflée, vidée de toute substance : Toulouse-Lautrec dessine tout, saisit la vie des Maisons telle qu'elle est, belle et laide, trop courte et trop rapide, douloureusement interminable, et la libère de ses liens, l'élève dans une grâce légère. Le couple d'amoureuses Dans le lit, deux têtes ébouriffées dépassant des couvertures est un trésor de simplicité. Sa sentimentalité paisible et silencieuse romp avec la violence et la torpeur des maisons closes. Le drap blanc, corps-paysage, restitue enfin à ce monde sa pureté perdue.

Il reste une petite parenthèse, L'Anglaise du Star du Havre qui n'est que jeunesse et innocence. Après la vitesse de la musique, des danses, des bouteilles que l'on débouche et que l'on boit, celle d'un siècle qui se termine et d'un autre qui s'annonce, après l'ennui des salons, la toilette pour se laver de tout cela, il y a ce petit rayonnement de fraîcheur. Elle en est exotique de sa virginité cette petite anglaise, elle sourit comme si le monde ne pouvait l'atteindre.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat :
Stéphane Guégan, Conseiller scientifique auprès de la Présidence de l’établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie
Danièle Devynck, Conservateur en chef, Directrice du musée Toulouse-Lautrec, Albi




Trois rejets conditionnent la vision courante de Toulouse-Lautrec (1864-1901) : il aurait méprisé les valeurs de sa classe, négligé le marché de l’art, exploité le monde de la nuit parisienne et du sexe tarifié, en le regardant de haut. La libération des formes et la verve satirique du meilleur de l’oeuvre en seraient la preuve. A cette vision conflictuelle de sa modernité, typique des années 1870-1880, il faut en substituer une autre, plus positive. Cette exposition - qui réunit environ 200 oeuvres - veut, à la fois, réinscrire l’artiste et dégager sa singularité. La contradiction n’est qu’apparente, tant Lautrec lui-même a agi simultanément en héritier, en homme de réseau, en conquérant de l’espace public et en complice du monde qu’il a traduit avec une force unique, une mansuétude parfois féroce, rendant plus intense et significative « la vie présente » sans la juger. Plutôt que de l’affilier à la caricature qui cherche à blesser, voire humilier, il faut le rattacher à une lignée très française du réalisme expressif, brusque, drôle, direct (dirait Yvette Guilbert) dont sa correspondance égrène les noms : Ingres, Manet, Degas. Comme eux, par ailleurs, Lautrec fait de la photographie son alliée. Plus qu’aucun autre artiste du XIXème siècle, il s’associa aux photographes, amateurs ou professionnels, fut conscient de leur pouvoir, servit leur promotion, s’appropria leurs effets dans la recherche du mouvement. L’archive photographique de Lautrec rejoint, du reste, les pratiques du jeu aristocratique sur les apparences et les identités qu’on échange à plaisir, moyen de dire que la vie et la peinture n’ont pas à se plier aux limites ordinaires, ni à celles de l’avant-garde. « Tout l’enchante », résume Thadée Natanson.

Depuis 1992, date de la dernière rétrospective française de l’artiste, maintes expositions ont exploré les attaches de l’oeuvre de Toulouse-Lautrec avec la « culture de Montmartre » dont il serait, à la fois, le chroniqueur et le contempteur. Cette approche sociologique, heureuse par ce qu’elle nous dit des attentes et inquiétudes de l’époque, a réduit la portée d’un artiste que ses origines, ses opinions et son esthétique ouverte préservèrent de toute tentation inquisitrice. Lautrec ne s’est jamais érigé en accusateur des vices urbains et des nantis impurs. Par sa naissance, sa formation et ses choix de vie, il s’est plutôt voulu l’interprète pugnace et cocasse, terriblement humain au sens de Daumier et Baudelaire, d’une liberté qu’il s’agit de mieux faire comprendre au public d’aujourd’hui. A force de privilégier le poids du contexte ou le folklore du Moulin Rouge, on a perdu de vue l’ambition esthétique, poétique dont Lautrec a investi ce qu’il apprit, tour à tour, auprès de Princeteau, Bonnat et Cormon. Comme l’atteste sa correspondance, Manet, Degas et Forain lui ont permis, dès le milieu des années 1880, de transformer son naturalisme puissant en un style plus incisif et caustique. Nulle évolution linéaire et uniforme pour autant : de vraies continuités s’observent de part et d’autre de sa courte carrière. L’une d’entre elles est la composante narrative dont Lautrec se départit beaucoup moins qu’on pourrait le croire. Elle est particulièrement active aux approches de la mort, vers 1900, quand sa vocation de peintre d’histoire prend une tournure désespérée. L’autre dimension de l’œuvre qu’il convient de rattacher à son apprentissage, c’est le désir de représenter le temps, et bientôt d’en déployer la durée plus que d’en figer l’élan. Encouragé par sa passion photographique et l’adoubement de Degas, électrisé par le monde des danseuses et des inventions modernes, Lautrec n’aura cessé de reformuler l’espace-temps de l’image.

Dès que l’oeuvre bascule dans la synthèse saisissante des années 1890, ouverte par l’affiche révolutionnaire du Moulin Rouge, Lautrec développe une stratégie entre Paris, Bruxelles et Londres, que l’exposition souligne en distinguant la face publique de son oeuvre du versant plus secret. Lautrec renonce au Salon officiel, non à l’espace public, ni au grand format. Preuve qu’il cherchait bien, comme Courbet et Manet avant lui, une relève de la peinture d’histoire par l’exploration de la société moderne en ces multiples visages, au mépris souvent des bienséances. Qu’il ait joui du spectacle de Montmartre, qu’il ait célébré l’aristocratie du plaisir et des prêtresses du vice à la façon de Baudelaire, est indéniable. La maison close lui offre même un espace où les femmes jouissent d’une indépendance et d’une autorité uniques, si paradoxales soient-elles. Viveur insatiable, Lautrec perfectionne vite les moyens de communiquer l’électricité du cancan, l’éclat dur des éclairages modernes et la fièvre d’une clientèle livrée aux excès. Le mouvement, que rien ne bride, se décompose devant nos yeux, aboutissant aux affiches les plus dynamogènes, comme aux estampes de Loïe Fuller et aux panneaux de La Goulue, également cinématographiques. Il y a là une folie de la vitesse et une capacité pré-futuriste qui réunit le galop du cheval, les chahuteuses des cabarets, la fièvre vélocipédique à l’automobile. Or, même la magie des machines ne parvient pas à déshumaniser sa peinture et ses estampes, toujours incarnées. A l’instar de ses écrivains d’élection, qui furent souvent les familiers de la Revue Blanche, Lautrec est parvenu à concilier la fragmentation subjective de l’image et la volonté de hisser la vie moderne vers de nouveaux mythes. Liant peinture, littérature et nouveaux médiums, l’exposition trouve son chemin, au plus près de cet accoucheur involontaire du XXème siècle.



Exposition coproduite par la Réunion des musées nationaux - Grand Palais et les musées d’Orsay et de l’Orangerie avec le soutien exceptionnel de la ville d’Albi et du musée Toulouse-Lautrec. Exposition conçue avec le concours exceptionnel de la Bibliothèque nationale de France, détentrice de l’ensemble de l’oeuvre lithographié de Henri de Toulouse-Lautrec.