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“Ursula Schulz-Dornburg” Zone Grise / The Land in Between
à la Maison Européenne de la Photographie, Paris

du 4 décembre 2019 au 16 février 2020



www.mep-fr.org

 

© Anne-Frédérique Fer, vernissage presse, le 3 décembre 2019.

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Légendes de gauche à droite :
1/  Ursula Schulz-Dornburg, Erevan – Goris, 2000. © Ursula Schulz-Dornburg.
2/  Ursula Schulz-Dornburg, Vanished Landscapes, Iraq, Marsh Arabs, 1980. © Ursula Schulz-Dornburg.
3/  Ursula Schulz-Dornburg, Opytnoe Pole, 2012. © Ursula Schulz-Dornburg.

 


texte de Sylvain Silleran, rédacteur pour FranceFineArt.

 

Un mur est posé au milieu d'un désert, un simple rectangle de pierres, une quasi-abstraction. Cette architecture déserte est silencieuse, monde immobile d'une post-humanité que Ursula Schulz-Dornburg nous invite à prendre le temps de contempler. Des chaises de bric et de broc sont disposées un peu partout, opposant à la photographie minérale leur chaleur boisée de brocante, leur invitation à un partage, à une rencontre. Il est question de frontières mais quelle frontière existe t-il dans un monde où les hommes ont disparu ?

Le noir et blanc clair, faiblement contrasté, confond la pierre du désert avec celle façonnée par l'homme. Une ligne de fuite, un angle, une ombre viennent évoquer le travail de construction, la civilisation disparue. En Mésopotamie, en Irak, à Palmyre, il reste des temples et des maisons quelques tronçons de colonnes, cylindres couchés dans la poussière, ici une voûte creusée dans la roche, là trois trous alignés creusés dans un mur. Sonnenstand sur le chemin de Compostelle est un espace intérieur, sombre et fermé. Seul un rai de lumière entre dans la chapelle par une mince ouverture, créant un horizon vertical qui se déplace à mesure que la journée avance. Un mouvement perpétuel se répète chaque jour comme une installation dans la salle d'un musée, mais ici il n'y a plus de spectateur depuis longtemps.

En Arménie des arrêts d'autobus ont poussé dans la terre stérile comme de mauvais champignons. Des vilains parasols de béton, des vagues grises et lépreuses sont plus menaçants que protecteurs ; ces monuments semblant au bord de l'effondrement sont de mausolées à la gloire de l'attente et de l'ennui. Dans ces zones de transit quelques personnages raides et perdus semblent attendre un bus qui ne viendra jamais sans doute, alors qu'attendent-ils donc ? L'architecture soviétique brutale dans son absurdité de béton semble le squelette du totalitarisme défunt, et autour errent quelques âmes perdues. Alors restent ces hommes descendant ou montant un escalator, immobiles comme dans un tableau biblique. La diagonale d'acier et de caoutchouc tranche l'image en deux moitiés, un horizon comme une mer ou ces personnages se baignent jusqu'à la taille, un nulle part entre en bas et en haut pris dans un mouvement perpétuel.

Des clichés d'épis de blé sont alignés comme des photos d'identité. A chaque photo correspond un épi conservé dans une petite boîte de fer. Ces semences conservées par l'institut Vavilov de Saint Petersbourg sont ici une collection froide comme des papillons épinglés, carcérale de cette tristesse de fer. Nikolaï Vavilov, fondateur de ce projet finit d'ailleurs par être déporté au goulag, on voit sa photo d'identification d'interné. On comprend alors qu'Ursula Schulz-Dornburg est une collectionneuse, organisée, froide, méticuleuse : architectures, vestiges, routes, semences, tout est bien rangé dans des boites métalliques, étiqueté, aligné pour que l'on puisse s'asseoir sur une chaise et le contempler.

De la vie promise par des grains de blé à la mort annoncée par des bunkers, des sites d'essais nucléaires, des tronçons de sous-marins, tout finit bien ordonné en images carrées. Le monde devenu abstrait se décline en formes grises rectangulaires, triangulaires, pièces isolées, perdues d'un jeu de construction. Le sable et la terre reprennent leurs droits sur l'œuvre des hommes, la morsure du vent précède l'oubli lent, la couche de poussière qui finit toujours par tout recouvrir. Ces far-wests de western sont sans héros, sans bandits et sans shériffs, on se demande bien ce qu'on va pouvoir se raconter comme histoires d'une chaise à l'autre. Ou alors on va les rapprocher ces chaises, et tenter de faire face ensemble à cette immense solitude de pierres et de cailloux.

Sylvain Silleran

 


extrait du communiqué de presse :

 

commissariat : Shoair Mavlian, Directrice de Photoworks



La MEP présente « Zone Grise / The Land in Between », la première grande rétrospective en France de la photographe allemande Ursula Schulz-Dornburg.

Depuis plus de quarante ans, Ursula Schulz-Dornburg explore, à travers son travail, la relation entre l’environnement bâti et le paysage. Souvent attirée par les théâtres de conflits sociaux, politiques et culturels, ou des régions qui revêtent une importance historique, elle met en lumière la façon dont le pouvoir, les conflits, le temps et le déclin perturbent le paysage et le transforment, le marquant pour les décennies à venir.

Cette exposition capitale explore la pratique photographique d’Ursula Schulz-Dornburg.

Une pratique traversée par trois thèmes majeurs : les démarcations et les frontières, l’architecture et l’environnement bâti ainsi que l’impact humain sur l’environnement et les paysages. Le travail qu’elle a effectué en Irak, en Mésopotamie, en Syrie et le long de la frontière séparant la Géorgie de l’Azerbaïdjan documente l’histoire et l’incidence des démarcations et frontières, qu’elles soient naturelles ou artificielles, soulignant combien les jeux de pouvoirs, l’avènement et la chute des empires bouleversent les paysages et les gens qui y vivent. Dans sa série « Transit Sites » en Arménie, et dans celle du chemin de fer reliant Médine à la Jordanie ou encore « Ploshchad Vosstaniïa – Place de l’Insurrection », c’est à l’architecture et au mouvement que l’artiste s’est intéressée, montrant comment l’environnement bâti et les infrastructures institutionnelles survivent souvent aux régimes qui ont décidé de leur construction. Enfin, dans ses séries « Opytnoe Pole » et « Chagan », sur les anciens sites d’essais nucléaires de l’ex-Union soviétique et les archives du blé à l’Institut Vavilov de Saint-Pétersbourg, elle met en lumière l’impact de l’homme sur la nature, les liens de cause à effet entre les contingences politiques et la destruction de l’environnement et des ressources naturelles, un thème qui semble plus que jamais actuel.

Une pratique centrée sur le temps qui ne se préoccupe pas de documenter les séquelles ou de capturer le moment indexé mais s’intéresse au cycle et au déclin, ainsi qu’à l’interstice qui sépare un événement historique du prochain.

Une pratique liée à l’approche systématique axée sur les processus et à la rigueur formelle héritée de la pensée minimale et conceptuelle apparue dans les années 1960 et 1970.

L’exposition, dont la scénographie a été pensée par Ursula Schulz-Dornburg, présente plus de 250 de ses oeuvres réalisées entre 1980 et 2012. Chaque corpus d’oeuvres est présenté sous forme d’installation conçue spécialement pour l’espace de la MEP.






Ursula Schulz-Dornburg : Séries et transformations

« Là où le combat cesse, l’étant ne disparaît certes pas mais le monde se détourne. » Ce sont ces mots de Martin Heidegger que Paul Virilio choisit de placer en exergue dans son livre Bunker Archéologie en 1975. Réunissant ses propres photographies (prises entre 1958 et 1965), des cartes et autres documents, l’auteur se livre à une réévaluation radicale des 15 000 structures défensives en béton que les forces occupantes allemandes ont abandonnées le long des côtes françaises après la Seconde Guerre mondiale. Radicale non seulement en raison de la politique culturelle de Virilio (qu’il devait développer par la suite dans des textes encore plus provocateurs), mais aussi parce que Bunker Archéologie mêle recherche et photographies en apparence « documentaires » avec une sensibilité sculpturale qui semble relever davantage de l’avant-garde minimaliste que d’une histoire conventionnelle de l’architecture militaire.

Il est tentant d’imaginer que Paul Virilio, à la fin des années 1950, avait « vu » d’une manière ou d’une autre les archéologies photographiques de Bernd et Hilla Becher, dont les typologies des structures industrielles vouées à disparaître allaient transformer la compréhension du rapport entre sculpture et photographie dans le monde de l’art des années 1960. Mais si certains titres de chapitre de l’ouvrage de Virilio, tels « Séries et transformations » ou « Esthétique de la disparition » pourraient très bien décrire également l’oeuvre des Becher, c’est peut-être parce qu’entre le moment où il a pris ces photographies et la parution de son livre, les grilles et les séries des Becher étaient devenus une sorte de référence. On peut donc arguer que, ayant vu le jour après le succès de ces derniers en Europe et après leur intégration dans l’exposition américaine historique « New Topographics », le livre de Virilio peut être envisagé comme à la fois pré-datant et post-datant, et donc « couvrant » en quelque sorte, l’émergence d’une nouvelle conception de la relation complexe qui lie photographie, recherche et esthétique.

Il est évident, néanmoins, que les champs reliant la photographie, la recherche et l’esthétique d’une part, et les combats, la disparition et la désaffection d’autre part, sont tout aussi appropriés au sujet de l’oeuvre de Ursula Schulz-Dornburg qu’ils ne l’étaient pour le livre visionnaire et séminal de Virilio. Durant plus d’un demi-siècle, Ursula Schulz-Dornburg n’a cessé de couvrir des terrains de conflits sociaux, politiques et culturels, dans une approche alliant la curiosité et l’érudition d’une chercheuse universitaire d’une part, et le traitement systématique et la rigueur formelle d’une artiste minimaliste, voire conceptuelle, d’autre part. Aussi encline à connaître une date obscure de l’histoire ancienne du Moyen-Orient que le texte précis d’une oeuvre de Lawrence Weiner (un ami), totalement détachée de « l’école de Düsseldorf » des Becher par ailleurs, bien qu’elle ait passé la majeure partie de sa vie dans cette même ville, Schulz-Dornburg est une outsider énigmatique dans tous les champs qu’elle a choisi d’investir.

Coïncidence (ou pas …), 1975, année de parution du livre de Virilio et de l’exposition qui l’accompagnait au musée des Arts décoratifs de Paris, est aussi l’année où Schulz-Dornburg a exposé sa série Vorhänge am Markusplatz in Venedig (Rideaux sur la place Saint-Marc à Venise). Un corpus superbe et saisissant, qui réunissait déjà bon nombre des qualités qui allaient caractériser la pratique de Schulz-Dornburg tout au long de sa carrière : une série de tirages de dimensions modestes mais à la précision technique éblouissante, livrant un récit documenté et sensible sur un sujet réunissant l’architecture, son contexte, son usage et sa transformation au cours du temps, et la capacité de l’appareil photographique (entre les mains d’un artiste) à nous permettre de voir et de comprendre des aspects méconnus ou négligés. Avec une approche que l’on peut associer à une vénérable tradition topographique allant de Charles Marville à Eugène Atget en France, de George Barnard et Timothy O’Sullivan à Walker Evans aux États-Unis, et à Albert Renger-Patzsch en Allemagne, Schulz-Dornburg a façonné son propre paysage photographique dans lequel la disparition, l’absence et la pérennité sont enregistrées sur de larges intervalles de temps et de distance. De Venise dans les années 1970 à l’Irak en 1980, puis l’Espagne au début des années 1990 et enfin l’Arménie à plusieurs reprises, de la fin des années 1990 à la deuxième décennie du vingt-et-unième siècle – et plus récemment encore en Syrie et au Kazakhstan –, Schulz-Dornburg a non seulement énormément voyagé, avec un engagement et un dévouement profonds, mais elle a aussi développé des relations de longue durée avec les lieux et les gens qu’elle a photographiés. Bien loin d’une sorte d’humanisme post-conceptuel, le résultat de cet investissement en temps et en efforts continue toutefois de se manifester sous la forme d’installations modestes et sophistiquées sur le plan formel, de photographies en noir et blanc paisibles, poétiques et souvent désertiques en apparence : des images qui posent des questions difficiles au lieu d’énoncer de simples réponses.

Bien que les différents aspects de sa pratique suscitent de multiples liens et rapprochements, on peut y distinguer trois grands pôles de préoccupations, que nous pourrions identifier comme étant d’égale importance pour Schulz-Dornburg. Son travail en Irak et en Mésopotamie, en Géorgie et en Azerbaïdjan est directement lié à des questions de frontières et de démarcations, de changements de pouvoir lorsque les empires croissent et chutent, et des conséquences de ces changements sur les paysages et les peuples qui y vivent. Dans sa série phare Transit Sites (en Arménie) et dans celle sur le chemin de fer du Hedjaz reliant Médine et la Jordanie, elle étudie les spécificités de l’architecture et des infrastructures, notamment dans leurs rapports avec les notions de mobilité et de mouvement, par opposition à la résistance tenace et à la pérennité de ces formes architecturales obsolètes et désaffectées. Pour finir, dans son travail sur les sites d’essais nucléaires au sein de l’ancienne Union soviétique, et sur les archives du blé à l’Institut Vavilov de Saint-Pétersbourg, elle met en lumière les liens de cause à effet entre les contingences politiques et les dégradations de l’environnement (ou la destruction des ressources naturelles), en soulignant les enjeux politiques au sein de ces paysages gérés – ou dégradés – par l’homme. Mais au-delà de ces préoccupations et de ces engagements évidents, une poésie subtile, captivante et fascinante se dégage de ces clichés, à travers l’attention que porte Schulz-Dornburg aux propriétés formelles les plus élémentaires du médium photographique : les effets de la lumière sur et dans les espaces ; la mise au point sur les motifs en mouvement résultant des agents atmosphériques ; et l’étrange capacité de la photographie à produire des formes sculpturales, y compris à partir des matériaux bruts les moins prometteurs. Car, en dépit de l’engagement politique et social qui a sous-tendu toute sa carrière, ce sont, en définitive, la sensibilité et la sophistication de Schulz-Dornburg en tant qu’artiste visuelle, son souci constant des questions formelles, ainsi que la rhétorique des conditions de monstration (que ce soit sur un mur, un écran ou une page) qui parviennent à transcender ses élans documentaires et archivistiques. À ce titre, les histoires que Schulz-Dornburg déniche, explore et nous livre, qu’il s’agisse de combats, de conflits, de traumatismes, de disparitions, ou des aléas du pouvoir au fil du temps, deviennent des histoires dont nous ne cherchons plus à nous détourner pour les oublier, mais au contraire, vers lesquelles nous nous tournons pour en entretenir la mémoire.

Simon Baker, Directeur de la MEP.